Par Abdeljelil KAROUI* Depuis la révolution, tout le monde parle de solidarité pour aider les blessés et les familles des martyrs, pour prêter main-forte aux régions défavorisées en sauvant certains secteurs en perdition : taudis en guise de logements, écoles primaires sans clôtures et parfois sans eau ni électricité, dispensaires sans le minimum de matériel médical, chemins parfois inaccessibles en période de pluie et j'en passe. Mais hélas ce mot de solidarité dont les politiciens ont usé et abusé est devenu un slogan creux dont l'impact est quasiment nul. Ajoutons, cependant, pour être juste que les quelques semaines qui ont suivi la révolution ont connu un élan sincère et spontané de solidarité qui a revêtu la forme d'une fraternisation, non seulement entre Tunisiens mais aussi avec les Libyens et tous ceux que la Révolution libyenne a renvoyés chez nous. A part cette exception, les discours qui tournent, aujourd'hui, autour de la solidarité sont perçus comme synonyme de tout ce qui est psittacisme et logomachie. Or, si l'on veut que le concept de solidarité cesse d'être galvaudé, il suffirait que les connotations qu'il comporte se matérialisent dans les faits par des actes concrets, tangibles et dont la portée serait mesurable. Le travail comme chacun sait est une matrice essentielle, génératrice de dignité, d'équilibre voire d'enrichissement. Voltaire n'a-t-il pas dit : «Le travail éloigne de nous trois grands maux, l'ennui, le vice et le besoin». Cependant, plutôt que de se gargariser de ce mot comme étant la panacée universelle, il faudrait que dans la conscience collective il retrouve ses titres de noblesse. Cette opération, pour devenir crédible, nécessite quelques gestes symboliques. Le gouvernement vient d'en faire un, par la réduction des traitements des ministres de 10%, le remplacement des bons d'essence par une indemnité et la suppression des voitures de fonction. A ce geste doivent être ajoutés d'autres de différents secteurs et corporations pour que l'atmosphère de suspicion actuelle cède la place à un minimum de confiance. Ainsi on n'entendra plus de gens qui, autrement, seraient prêts à faire des sacrifices, vous dire pourquoi me priverais-je alors qu'en haut lieu on se permet de dilapider les deniers de l'Etat, ou bien vous dire encore que dans le privé et le sport spécialement mais aussi dans ce qui relève de l'Etat, on continue à s'arroger le droit de s'octroyer des avantages de toutes sortes d'une manière éhontée. Notre pays était dans une mauvaise passe, après une situation de blocage total, voilà que la confiance revient peu à peu. L'achèvement de la Constitution et le nouveau gouvernement n'y sont pas étrangers. Un signe positif : les institutions internationales et les gouvernements amis reprennent les aides jusqu'ici arrêtées. Mais ce n'est là qu'un palliatif qui ne saurait guérir le mal. Seul l'effort national peut nous tirer d'affaire. «Aide-toi et Dieu t'aidera», dit un proverbe bien connu. Tout le monde sait qu'en dehors des parents, même entre frères on ne s'aide pas. Il est donc urgent et impérieux de rattraper le temps perdu pour faire en sorte que la machine économique retrouve sa vitesse de croisière. L'exemple des pays qui se sont relevés après une totale déconfiture est assez édifiant, qu'on songe au Japon, à l'Allemagne et à ceux du tiers monde qui ont pu, par la seule force de la volonté, réaliser des progrès fantastiques pour rivaliser avantageusement en fait de technologie avec les grandes puissances, c'est le cas de la Corée du Sud et dans une moindre mesure de la Malaisie. Dernièrement, l'économiste Hachemi Aleya a déclaré que le produit d'une journée non chômée en Tunisie serait l'équivalent de 300 millions de dinars à partir de quoi l'Etat prélève le 1/6e c'est-à-dire 50 millions de dinars à titre de taxes et d'impôts. Voilà des chiffres qui en disent long sur les dégâts que peut causer une grève générale comme cela est arrivé par deux fois, mais en même temps sur les richesses qu'un jour non chômé pourrait procurer au pays et à l'Etat. Pourquoi donc ne pas décider à titre exceptionnel de travailler 10 jours supplémentaires par an (le travail n'a jamais tué personne, du moins dans les conditions normales). Le choix de ces jours pourrait se faire pour moitié parmi les jours officiels de congé et pour moitié parmi les dimanches à raison d'un jour tous les deux mois. Les fonctionnaires de l'Etat seront bien sûr les premiers mis à contribution, tandis que les retraités, faute de travail, pourraient participer par le salaire de dix jours à condition que leur traitement ne soit pas moins de mille dinars mensuellement. Dans les usines, le bénéfice net de ces dix jours reviendrait à l'Etat après déduction des charges : matière première, énergie, salaires, etc. La contribution des compagnies d'assurances pourrait consister à couvrir gratuitement les ouvriers pendant ces jours de congé non chômés. Quant aux médecins, pharmaciens, vétérinaires, avocats, architectes et les autres fonctions libérales, ils seront appelés, avec leur conseil de l'ordre, à définir leur participation par référence au même principe : les revenus des dix jours. Tandis que pour les hommes d'affaires, c'est avec l'Utica qu'il faudrait arrêter le mode de leur contribution. Bref, mon domaine étant la littérature française du XVIIIe siècle, les spécialistes sont mieux placés que moi pour imaginer à partir de ces suggestions un scénario techniquement au point, par référence à des paramètres qu'ils maîtrisent bien mieux que moi. Enfin, si ces propositions, de dix jours de travail supplémentaire par an, venaient à être adoptées, le pays gagnerait l'équivalent de trois mille millions de dinars, l'Etat disposerait de cinq cent millions de dinars d'argent frais, la même somme qu'il projette de collecter par l'emprunt national. Ainsi, l'argent mobilisé par l'emprunt sera vite restitué dans le circuit économique par le fruit du surplus de travail. En un mot, tous les Tunisiens appellent de leurs vœux une action énergique pour sauver le pays et accepteront de bonne grâce quelques petits sacrifices au regard des affres qu'endurent, hélas, bien des pays arabes. Les timorés, il en existe toujours, et la vocation d'un gouvernement surtout en période de crise est de n'en faire pas cas, l'adhésion de l'écrasante majorité lui étant à coup sûr acquise. (*) Universitaire