Par Raouf Seddik L'usage habituel des mots nous maintient généralement dans la sphère de la prose. Et même quand on prétend se livrer à un exercice d'éloquence, que ce soit par la plume ou de vive voix, on demeure dans cette sphère : la poésie, elle, est sur une autre rive. Il arrive pourtant que cette dernière s'invite, parfois de façon tout à fait inattendue, dans un échange ou dans un monologue. Non pas en raison de quelque rime qui se serait glissée dans le propos, ou par un semblant de rythme que l'on surprend, mais parce que ce qui est dit résonne de façon étrange : il n'est plus clair que ce qui a été proféré l'a été par la personne qui parle... Les Grecs anciens avaient une façon d'exprimer cela en disant que le poète est inspiré et en précisant surtout qu'il l'est par la «Muse»... En d'autres termes, le dit poétique est un dit dont l'auteur véritable renvoie à un lieu qui se situe au-delà de l'auteur physique, au-delà du sujet parlant. Et ce qui permet, d'autre part, de distinguer entre prose et poésie, c'est que seule cette dernière se laisse chanter. Bien sûr, à l'heure où musique rime avec décibels, n'importe quel texte peut être chanté, y compris le plus éloigné de la poésie. Mais la question est de savoir si, sans violence exercée, tel texte se prête, oui ou non, à une lecture musicale. Si c'est le cas, alors nous sommes en présence d'un texte poétique. Ce critère de distinction se justifie par le fait que, comme la musique, le poème ne se réduit pas à un sens : s'il en a, il ne cesse pas de le trahir, de le déjouer, d'en faire surgir de nouveaux... Là où, pour la prose, l'univocité, l'absence d'ambiguïté sont une qualité essentielle, ces mêmes attributs, pour la poésie, témoigneraient d'une pauvreté qui ferait même douter de sa nature poétique : ne serait-elle pas plutôt ce qu'on appelle de la prose rimée ? La poésie se laisse chanter, et à vrai dire ne se contente pas d'y consentir mais suscite ou appelle le chant au moment de sa lecture. Elle le fait parce qu'elle a avec la musique une relation de parenté : les deux relèvent d'un langage non asservi à la logique du sens... Mais, précisément parce qu'elle invoque ou convoque le chant, la poésie n'est pas en elle-même chant. Celui-ci a déjà les sonorités de la célébration : même quand il est murmuré d'une voix douce, il est tourné vers l'auditeur. Et de la même manière que le poème aime à être chanté, le chant aime à être non seulement écouté, mais aussi partagé : il aspire au festin de la chorale ! Tel n'est pas le cas du poème : s'il désire le chant, c'est d'abord dans le silence qu'il est conçu. Et c'est parce qu'il en est ainsi que le poète est essentiellement un être solitaire... Le silence, le profond silence même est l'élément de son acte de création. Mais que l'on n'aille pas s'imaginer qu'un tel silence est la simple vacuité de tout son, ni que la naissance du poème est le lieu d'une absence d'action. En fait, le silence dans lequel naît le poème n'est pas, comme le dit l'expression bien connue, « assourdissant », mais on pourrait bien dire de lui qu'il est « fracassant ». Dans le sens où la genèse du poème est le lieu d'un combat et que tout combat ne saurait s'accomplir sans fracas des armes... Le combat, en réalité, est le propre du poème. Le chant, lui, appartient déjà au domaine de la musique. Il est porté par l'ivresse de la mélodie et du rythme, et tourne hardiment et gaiement le dos à la pesanteur de tout langage sensé et structuré. Comme tout musicien, le chanteur baigne dans ce langage de la célébration qui ne signifie que pour mieux affirmer son émancipation de toute signification. C'est pourquoi il se passe des mots sans que le chant ne s'arrête. Tandis que le poète, lui, a la charge de revenir vers les mots. Il y revient non pour se soumettre docilement à leur ordre, mais pour les tirer de chez eux et leur donner des ailes : il est pour eux un maître d'école buissonnière, qui trouve face à lui la force de l'usage et, surtout, cette vocation immémoriale du mot à fixer l'être des choses. Sans ce combat de libération mené par le poète, les mots, disons-nous, ne peuvent passer dans le chant : ne peuvent s'y élever. Mais pour le mener, ce combat, il faut allier l'audace et l'intrépidité. Il faut être capable d'effraction et de rapt. Cela suffit-il ? Pour le vrai poète, non. Il n'a que faire de mots qui goûtent à la liberté sans l'avoir désirée : des mots qu'on pousse vers les grands espaces sans que ne résonne en eux l'élan puissant qui les y porte. Certains, peut-être, s'en contenteront, petits poètes écrivailleurs. Pas ceux qui ont l'estime de leur métier. Ceux-là n'accomplissent leur coup de force qu'en misant dès le départ sur la complicité des mots qu'ils ont pour projet de libérer... Qu'en se mettant au service de ce pouvoir retrouvé des mots de voler, par quoi s'affirme aussi, et dans le même temps, celui de révéler éperdument le visage des choses : leur visage natif, celui qui nous surprend et nous ravit... Celui qui en fait des célébrants qui requièrent le chant du monde !