La deuxième édition de «Poètes en fête», à Ennajma Ezzahra, confirme que la poésie a son public... Les rencontres autour de la poésie ont toujours été une denrée plutôt rare sur la scène culturelle. Pas facile, c'est vrai, de drainer le public à ce genre de réunions. La poésie est un jeu avec les mots qui cultive ses mystères, et ces mystères attirent les uns vers un univers où ils se laissent entraîner dans un certain vertige du sens, tandis qu'ils laissent les autres au bord, à la marge... Bref, la poésie, comme spectacle organisé, c'est tout le contraire de ces rassemblements populaires où tout le monde est admis, où tout le monde prend part à la fête. Il y faut une oreille qui guette dans les mots des sonorités et des accointances étranges... C'est pour conjurer ce côté élitiste et favoriser des moments de découverte, c'est sans doute aussi pour donner aux rencontres poétiques une certaine visibilité que la question de l'organisation prend une importance cruciale... Il y avait foule, vendredi dernier, dans la grande salle du Palais d'Ennejma Ezzahra, à Sidi Bou Saïd... Le public avait rendez-vous à 19h30 et il était plus de 20h00 quand les mouvements d'impatience ont précipité le début du spectacle... Moëz Majed, poète et membre de l'association organisatrice «Tounès wel kiteb», ainsi que Azza Filali, présidente, montaient sur scène pour quelques mots de bienvenue et de présentation du programme. Puis, dans la foulée, le micro accroché au visage, le poète tunisien Moncef Louhaïbi s'emparait du lieu, sur fond sonore, pour un long poème intitulé Devant les portes de Kairouan. Les personnes étrangères dans le public, non arabophones —et il y en avait— contemplaient le personnage et sa gestuelle en devinant le propos, en recueillant la musicalité, elle-même appuyée par le jeu des instruments et des vocalises... La présence de l'élément musical dans cette rencontre, sans être quelque chose de très original, est malgré tout une caractéristique de ces «Poètes en fête»... L'année dernière, pour la même occasion, le public avait eu droit, en ce même lieu, à du jazz : cette fois, le programme indique : «Poésie et World music». Et ce mariage constitue une donnée essentielle de l'organisation de cette manifestation, en quoi réside sans doute sa réussite. Moment attendu dans cette soirée : le Sénégalais Amadou Lamine Sall, qui a une envergure internationale tout à fait installée, malgré une grande simplicité et un humour qui transparaît d'ailleurs dans son texte : «Rien que parce que tu es là / il ne fait plus nuit dans mon cœur / rien que mon regard que ton cœur nourrit / vide les hôpitaux soulage les fous habille les gueux / fait chanter les muets...». En habit traditionnel, le poète déclamait son texte des feuilles à la main, qu'il laissait choir sur le sol, une à une, au fur et à mesure du récit, en un geste qui rappelle que les mots sortis de la barrière de la bouche sont désormais le bien du vent... Cette ode à l'amour, qui respirait les senteurs de l'Afrique, et de la femme, n'était pas le seul moment fort, cependant. Il y a eu la Belge Marie-Clotilde Roose, évoquant un voyage en terre berbère, et la rencontre de trois fillettes... «Filles aux yeux de quartz / émaux très purs / fierté de vos pères / par vos gorges fertiles / vous montrez le chemin / vers la libre lumière...». Il y a eu Adam Fethi, et son poème tout en complicité avec l'instrument à vent, qu'il désignait parfois d'un geste en direction du flûtiste, dans son texte en langue arabe «L'épaule des choses» : «Insuffle ton âme à cette flûte, peut-être verras-tu "Maram", peut-être ton ciel dansera-t-il, peut-être, entre tes mains, grandira la musique du sable...». Il y a eu aussi les deux «hommages», où le comédien s'est mêlé au spectacle en des prestations remarquables : le Français Romain Pompidou, pour déclamer un poème de Roland Gaspar intitulé Sol absolu, et Nariman Horchani pour réciter un texte de Zoubeïda B'chir, la poétesse tunisienne qui nous a quittés en 2011... Une présence qui souligne à quel point le comédien, pas moins que le musicien, est en mesure de donner au spectacle de poésie un relief supplémentaire... Au moment de clore la soirée, Moëz Majed n'a pu résister à la tentation, comme il l'avouera lui-même, de lire quelques vers de son dernier recueil Chants de l'autre rive. Une entorse contrôlée à la règle voulant que le maître de cérémonie ne se mêle pas au spectacle. Mais Azza Filali avait, elle aussi, lu un texte en hommage à son pays, le nôtre... De la prose, mais où se tient donc la frontière? On n'oubliera pas de signaler, pour conclure, que ce moment de poésie n'aurait sans doute pas pu avoir lieu sans la conjugaison de plusieurs énergies : aux côtés de l'association «Tounès wel kiteb», il y avait le Centre des musiques arabes et méditerranéennes, hôte des lieux, mais aussi l'Institut français de Tunisie et la Délégation Wallonie-Bruxelles...