Ali Douagi, mort le 27 mai 1949, est passé à la postérité comme étant l'un des hommes de lettres les plus doués que la Tunisie ait connus. Dans les années 1940, les moins jeunes se rappellent avoir suivi, chaque dimanche après-midi, à la Radio une pièce radiophonique tout à fait amusante écrite par ses soins. L'histoire de «Kamouche», un enfant gâté, est racontée par cette série d'une étonnante drôlerie. Ensuite, passait sur les ondes de Radio-Tunis un concert de Salah Khémissi. Chaque fois, celui-ci proposait au moins une chanson nouvelle ou ancienne écrite par Ali Douagi. C'est dire que la présence de ce dernier à cette époque-là a marqué des générations entières d'auditeurs. Salah Khémissi raconte Le grand fantaisiste Salah Khémissi, considéré comme le compagnon de route de notre bonhomme, m'a raconté dans le détail la vie et la face cachée d'Ali Douagi qui n'a pas écrit que des choses amusantes. Au contraire, j'ai même trouvé le texte d'un poème où il décrit quelqu'un faisant chaque jour le bilan et l'autocritique de ce qu'il avait fait la veille. Ce poème commence ainsi : «Nesha mi noumi mafjoue'» (Je me réveille de mon sommeil effrayé), «Rassi melyane wou maoujou'» (La tête pleine et lourde). Le poème se termine comme suit : - «…Wou nharrej nefsi wou nesalha» (Et je me torture l'âme en l'interrogeant) - «Zaâma ghodoua kif el barah» (Demain ressemblera-t-il à hier?) Du courage ! Si l'on appliquait ce profond examen de la conscience à notre grand écrivain, comment en sortirait-il ? Ali Douagi a avoué un jour : «Dans mon for intérieur, je reste convaincu être homme de confiance et sincère. D'ailleurs, je ne sais pas ce que je ferais si l'on me confiait les comptes d'une banque!… Je crois aussi être courageux. Un courage d'Antar Ibn Chaddad quand bien même je n'ai fait aucune guerre. Je n'ai même pas tiré une seule fois sur un oiseau. Je ne sais pas comment je pourrais m'en tirer sur le front de la guerre. Seulement, aux pires jours vécus par la capitale, je n'ai même pas été effleuré par l'idée de la fuir pour un coin sûr et tranquille comme l'avaient fait les âmes faibles. Mon seul refuge à ces moments pénibles a été le solide sabbat construit par la municipalité tout à côté de chez moi en signe de reconnaissance de ma bravoure et de mon courage exemplaires». Le sirop remplace le sucre ! Ce symbole de Jemaât taht essour a donc vécu les affres de la Seconde Guerre mondiale. Pour la première fois, les Tunisois entendirent parler de «marché noir». Tout était contingenté. Ma tête résonne encore de l'éclat des bombes larguées par l'aviation. Nous habitions à Bab Lakwass (rue des Arcs). Nous avions trouvé refuge à Den Den. Certains cousins de ma famille habitant Bab Jédid ont émigré à Hammam-Lif. En ces temps misérables de la guerre, je me rappelle d'une chanson qui a fait un tabac Khamous jana wou bat bahdhana (Khamous était venu passer la nuit chez nous). Le pain était livré au «bounou» (jeton ou ticket). Il n'y avait guère de sucre. On se procurait un sirop contre la toux à la pharmacie pour remplacer le sucre dans un café. C'était donc un substitut à un produit en grave pénurie. Revenons à Ali Douagi qui raconte qu'en ce temps-là, il se réunissait avec un groupe au moment où les bombes tonnaient. Chacun y allait de son propre pronostic autour du quartier au-dessus duquel la bombe a été larguée. «Ma mère, comme toute femme qui se respecte, tremblait de peur, répétant hébétée: Je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas périr! ya latif. Et ces mots-là ne s'arrêtent qu'une fois entendu le sifflet pour signaler la fin du raid aérien. Ma mère, blottie dans un coin du «sabbat» où les gens se réfugient, n'arrête pas d'évoquer le devoir d'aller chercher tout de suite refuge à Hammam-lif comme l'avaient fait la plupart des gens. Surtout pour ne pas entendre les autres dire à notre sujet que nous ne possédions même pas de quoi louer un logis à Hammam-lif. Il faut y ajouter un rhumatisme que chacun de la famille eut pour embarrassant héritage. La cité de Boukornine était le coin de villégiature pour combattre ces douleurs. Les eaux chaudes des bains de cette banlieue sont fortement recommandées par les médecins. J'ai ainsi fini par rassembler tout ce qui nous était le plus utile dans notre migration sur un véhicule et par partir avec ma famille pour Hammam-lif. a mon arrivée, j'ai demandé aux gens où se trouvait la superbe villa de ma sœur, épouse de Si. Abdallah Ben Mohamed. et ce n'était pas facile à trouver, les deux tiers des citoyens musulmans du coin portaient ce nom!» Un vers inachevé Racontant la mort de son compagnon de route, l'illustre poète Abderrazzek Karabaka, le grand écrivain écrit‑: «Il a péri de la manière qu'il a toujours souhaitée‑: entre un vin, une boukha et un vers resté inachevé. Amoureux incorrigible de la bonne chère, il se trouvait blotti cette nuit-là entre deux femmes. Je n'avais pas eu assez de lui, c'est pourquoi je l'ai beaucoup pleuré». Il faut rappeler que Abderrazzek Karabaka est mort le jeudi 15 mars 1945, alors que Ali Douagi nous a quittés en 1949, le premier a vécu 44 ans, le second 40 ans seulement. Ali Douagi, évoquant sa vie dissolue, écrit‑: «Comme tous les maquereaux reconnus ou officiels, je me suis réservé le nom de «Kalfa». Les clients de la maison close d'Ezzahra m'appelaient par ce «nom de guerre». Mon nom officiel, je me le réservais aux salons et coulisses de la radio. Moi qui n'ai aucune «morale». Grand journaliste à Al Sourour Ali Douagi, classé avec Houcine Jaziri au premier rang des écrivains de chansons comiques reprises par Salah Khémissi et Mohamed Haddad, n'en avait pas moins écrit de superbes textes romantiques et sentimentaux. Il n'y a qu'à se rappeler les paroles de la chanson de Hédi Jouini Hobbi yetbadel yitjadded (Mon amour change et se renouvelle) qui a trouvé un succès fou, il a également écrit pour les journaux. Douagi dirigeait Al Sourour (La joie), un des meilleurs journaux satiriques. Omar El Ghrairi y publiait des caricatures à thème politique ou autre. Cette publication a eu malheureusement une existence assez brève. Harcelée par le protectorat, elle n'a paru qu'à six reprises au cours de la période allant du 30 août au 15 octobre 1936. Les plus grands écrivains de l'époque ont rédigé des articles pour Al Sourour : Hédi Laâbidi, Beyram Ettounsi, Mustapha Khraïef, Mohamed Laribi. Il reste enfin qu'à l'image de Jamaat taht essour, Ali Douagi a écrit de fort jolis textes qui n'ont pas été hélas tous composés et chantés.