La chanson engagée est chahutée par d'autres expressions et d'autres réclamations qui peuvent trouver leur raison d'être dans d'autres espaces. Pourtant, les injustices, les inégalités, la pauvreté n'ont pas diminué... C'était mercredi dernier : la brise qui caresse souvent l'esplanade du musée de Carthage a laissé sa place à un vent léger, frais et si désagréable pour l'écoute, mais surtout pour les musiciens, dont les partitions volaient, comme a volé en éclat notre espoir de voir la chanson engagée retrouver sa voie. Autant dire tout de suite que si l'idée de Sonia Mbarek de donner sa chance à ce type de chanson résultait de sa bonne foi, l'exécution et surtout le contenu ressembleront plutôt à un travail d'amateurs ou d'étudiants, prenant leurs désirs pour une réalité !.... Nebras Chammem ouvre le bal Avec un violon, une flûte, son luth et deux percussions, Nebrass, accompagné de deux voix dont une féminine excellente, nous a emportés vers les années prestigieuses de la chanson engagée. A l'époque, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, les textes de Ahmed Foued Najm, décédé il y a un an, faisaient vibrer les cœurs de plusieurs générations : « Chayed qousourak al mazaraa », une merveille qui donne le ton, relayée par un texte de notre Adam Fethi national, ami intime de Cheikh Imam : « Hila hila ya matar ». Belgacem Argoubi, poète dit « chaabi », n'a pas manqué de nous laisser ses valeureux conseils : « Ma yeajbek zin el klem, lanyeb taht echefeyef » (ne te fie pas à la beauté des paroles car, sous les lèvres, se trouvent aussi les crocs !). Puis Nebrass salue la mémoire de Chokri Belaïd : comment peut-il en être autrement dans ce genre de soirée ? « Guelou sagr bledi rah... » ( j'ai appris que l'aigle de mon pays a disparu par la main tachée de sang d'un traître). Il salue également la femme, tunisienne et palestinienne, qui lutte : « law ennada damaa skiba » (si la rosée coule comme une larme, toi tu es les battements du cœur ; toi ma mère, toi ma sœur, la compagne de ma vie et de ma route...). Nous savons que Adam salue aussi, dans ce poème, la grande militante algérienne Jamila Bouhired. Un beau bouquet de fleurs clôt la participation de « El bahth el mouciqi », qui laisse la place à la troupe « el Marhla », créée et dirigée par un architecte : Nizar Louhichi, à la guitare sèche, accompagné d'un orgue, une batterie, un violon électrique, une guitare basse et de trois voix masculines. La musique à fond la caisse laisse difficilement ces voix s'entendre. Trois poèmes en arabe littéraire d'un bon niveau, dont le premier : « Kollou ennaweres » salue la patrie (tous les albatros sont revenus après une longue absence, sauf les albatros de mon cœur qui n'ont pu revenir ! Tous les albatros racontent l'histoire que j'ai vécue et que j'ai nommée : ma patrie !). Un jeune rappeur clôt cette participation à sa manière. Deux groupes se relaient : d'abord « Ocheq el watan ». Cinq voix portant l'écharpe de la Palestine. Larbi Sassi abandonne son violon électrique pour diriger l'orchestre, tant bien que mal. La sonorisation subit les méfaits du vent qui rafle en passant les textes et les partitions. Trois poèmes et un drapeau : celui de la Palestine. Autre groupe, « Chams » : cinq voix masculines et une féminine pour saluer d'abord un militant : Ameur Dguech, puis les martyrs de Gaza. « Khyout echams deymet el mad » (l'éclat du soleil n'a pas de limites), « Ya chahid » et « Zehfine zehfine hatta filistine ». Mokded Shili et «Ashab el kilma» Changement de décor, changement de style. Taoufik Zghonda au qanoun et Chokri Bahloul au violon prennent place avec le talent qu'on leur connaît, accompagnés au luth par le compositeur Melki, une contrebasse et une darbouka. Mokded, soutenu par une belle voix féminine et celle de Meher Hammami, chante Ali Douagi : « Aach yetmanna fi inba », le fameux poème qui pleure la situation de l'artiste. Mokded semble déstabilisé par le départ d'une grande partie du public venu apparemment soutenir les groupes précédents. C'était un mauvais choix que de laisser ce groupe « Ashab el kilma » pour la fin. Il était déjà tard et on se serait contenté largement de Nebrass et de Mokded. Ils sont bien plus près de la chanson engagée telle qu'on la connaît. L'association « Alaq », qui s'est chargée de l'organisation, s'est emmêlé les pinceaux. La fureur de Mokded n'avait d'égale que la vitesse avec laquelle il a quitté la scène non sans avoir chanté quelques-uns de ses textes dont certains valaient la peine d'être écoutés jusqu'au bout, d'autant plus que la musique était bien plus agréable que le son de l'orgue qui précédait. Nous regrettons franchement le temps où les textes de Ahmed Foued Najm, Adam Fethi, Sghayer Ouled Ahmed ... résonnaient comme une palpitation du cœur. Cheikh Imam traduisait les soucis des hommes et chantait leur peine. Oussama Farhat nous a habitués à fêter « le Cheikh » à El Theatro, chaque année. Aujourd'hui, plus rien de tout cela. Et la chanson engagée est chahutée par d'autres expressions et d'autres réclamations, qui peuvent trouver leur raison d'être dans d'autres espaces. Pourtant, les injustices, les inégalités, la pauvreté n'ont pas diminué. La chanson engagée n'est plus ce qu'elle était. Dieu merci, il nous reste les chansons signées Marcel Khalifa sur les éternels textes de Mahmoud Derouiche. Mais, là encore, la question se pose : ont-elles aujourd'hui le même goût ?