Il a près de cent dix ans. Il est beau comme le plus beau des coffres à bijoux. Ses sculptures dorées à l'or fin continuent de briller comme au bon vieux temps où il accueillait les meilleurs artistes du monde. Ses rideaux rouges et ses larges tapis confèrent à la scène une chaleur conviviale que deux gros bouquets de roses ornent en symétrie. Il se dresse au cœur de la ville, fier comme un temple et témoin d'une étape cruciale de la vie d'un pays, d'un peuple. Le théâtre de la ville de Tunis ne semble pas avoir économisé ses moyens, jeudi soir, pour souhaiter la bienvenue à un artiste aussi plein de talent que de générosité: Lotfi Bouchnaq ! Une heure avant le concert, les portes s'ouvrent et la foule nombreuse est accueillie par l'élégance des hôtesses et le parfum du jasmin. Soirée ramadanesque dans un paysage que les ennemis de la paix et de la fête tentent de noircir mais en vain, car ces hommes et ces femmes de tout âge ont répondu présent à l'appel de la bonne musique, de la poésie et du chant. Nous ne pouvons omettre de dire bravo aux employés du théâtre qui, pour une fois, ont fait respecter le placement du public loin de l'anarchie habituelle. Quel confort pour tout le monde ! Un programme varié Sur scène, trente-six personnes occupent l'espace : dix-huit musiciens et dix-huit voix dont une chorale de six femmes. L'orchestre est composé de six violons, deux luths: Abdelhakim Belgayed (chef d'orchestre) et Moëz El Ouekdi, l'orgue aux mains du talentueux Ramzi Mabrouk, un cello, un naï, une contrebasse, cinq percussions et le qanoun de Tawfik Zghonda. L'artiste arrive sous les applaudissements, son luth à la main ; il salue, la main tantôt sur le cœur, tantôt sur la tête, et les yeux brillants de bonheur‑: un autre défi à relever ce soir, dix jours seulement après Hammamet (La Presse du 11août- article signé Khaled Tébourbi)! La mission commence par une wasla où son mouachah «Ajabi minka wa minni ajabi» nous renvoie au bon vieux temps. Suit un de ces beaux solos dont Tawfik Zghonda a les secrets, avant de chanter son dawr qui reste pour nous le meilleur : «Nes'ha fi izz ennoum min holmina l'wardi». Le public adhère, les goûts ramadanesques étant souvent tournés vers ces chants classiques arabes. Il est à noter la beauté et la synchronisation des voix féminines issues toutes du club «Al Farabi» que Lotfi a adopté depuis l'an dernier, pour le plus grand bonheur de ses créateurs et des mélomanes qui y ont vu déjà débuter un grand nom : Leila Hjaiej. La suite : «Habbitek wi tmannitek» puis «Al ganaïni» (le jardinier) dans le style égyptien décrivant ce métier et son rapport à la terre et aux fleurs qui partagent sa vie. Il est l'un des titres d'une série de métiers auxquels Bouchnaq a décidé de rendre hommage. Il chante ensuite son émouvant «testament» : «Al wassiya»: «Ich kama chi'ta wa jarreb ya saghiri» : mène la vie que tu veux mon enfant ; tu sauras qu'il y a sur ta route, les épines et la douceur de la soie ! sans oublier que la vie n'a rien d'éternel et que le bateau finit toujours au bon port ! Un poème en arabe littéraire de Adem Fathi merveilleusement sage et cruellement réaliste. Sa chute est fort applaudie‑: «Il te restera à la fin que je n'ai fait dans ma propre vie que ce que m'a dicté ma conscience». Le public est emballé car, après les moments difficiles qu'a vécus l'artiste, il a compris que ces deux derniers vers sont la meilleure réponse à ses détracteurs. Le nouveau cru La révolution, qui a largement inspiré Bouchnaq (huit nouvelles chansons), se résume dans un texte du poète Mazen, vivant en Syrie : «Assiyessa wal karaci» où , à la manière de Sayyed Derouiche, Lotfi verse toute sa colère sur les «hommes politiques qui s'agrippent au siège et qui croient que, désormais, les êtres, les terres et les mers leur appartiennent ! Et finissent par croire à l'éternité». Le public apprécie et se lève pour saluer la vérité cruelle vécue amèrement par un peuple qui s'est enfin libéré du joug de la dictature grâce à sa seule volonté de casser les chaînes. Après un solo de naï, et un beau «aroubi», il offre une nouvelle chanson, signée Adem pour le texte qui a emballé tout le public et mérité ses ovations : «Khdaani ezzmen wjaani» : un tube qui attend de trouver la meilleure orchestration possible, tant le rythme purement de chez nous fait penser à une percussion multiple sur des bendirs. Troisième nouveauté‑:«Lemtech nhibbek», un beau «ardhaoui» fort apprécié par notre ami Khaled Tebourbi, et enfin «Tebda lahkeya, kif kol hkeya» dans le pur chaabi tunisien. Cette série de nouvelles chansons aère le répertoire de Lotfi et enrichit notre patrimoine. L'artiste se lève pour entamer une série de chansons connues que la chorale géante interprète avec lui: «Nassaya» où Hamadi B. Othmane a trouvé le rythme qu'il fallait, «Ritek ma naaref win» du duo Ali Louéti et Anouar Braham, «Inti chamsi» et enfin «El ain elli ma tchoufekchi» en duo avec Inès Chtourou, à la voix angélique et à la silhouette non moins raffinée, du club Al Farabi. Ovations, le public heureux se lève et le salue : tout se passe comme s'il répondait : «l'œil qui n'a pu te voir ne peut que regretter tout ce qu'il a vu!». Lotfi Bouchnaq plaît, confirme, défie et repousse continuellement les limites de l'excellence. Une soirée sans fautes, vécue par un public merveilleux qui a su donner un tonus à un artiste qui a toujours eu besoin d'être aimé. Un amour réciproque a régné jeudi soir dans une communion qui fait vraiment plaisir à un moment où nous avons besoin de toutes nos énergies pour aller de l'avant et garder confiance en notre potentiel culturel, entre autres. On ne le répètera jamais assez : «la culture est le miroir dans lequel nous mesurons notre maturité». Nous l'avons dit, nous le répétons à l'intention des nouveaux partis dans le programme desquels la culture semble être le dernier de leurs soucis !