Dialogue entre la philosophe de l'art, Christine Buci-Glucksmann, et l'artiste Nicène Kossentini, à Beït El Hikma quelques heures avant le vernissage de l'exposition «L'envol du papillon ou le mythe d'Icare revisité». Galeristes, universitaires, artistes et autres étudiants et amateurs d'art ont eu l'occasion de rencontrer, vendredi dernier, à Beït El Hikma, la philosophe française Christine Buci-Glucksmann dans le cadre des conférences académiques de l'établissement. Avec l'artiste tunisienne Nicène Kossentini, elles ont essayé d'exposer leurs démarches de créations et de pensées qui se croisent dans un orient commun. La rencontre a eu lieu quelques heures avant le vernissage de l'exposition «L'envol du papillon ou le mythe d'Icare revisité» de l'artiste, qui s'est tenue à la galerie Selma-Feriani à Sidi Bou Said. Commençons d'abord par présenter un peu les deux protagonistes de cette rencontre: la philosophe française est professeure émérite de l'Université de Paris VIII. Elle est spécialiste d'esthétique et d'art contemporain et membre de l'Association internationale des critiques d'art ( AICA). Ses premiers travaux remontent aux années 1970 et portaient notamment sur Friedrich Engels et Antonio Gramsci. Par la suite, elle s'intéresse à la philosophie esthétique, en particulier à l'œuvre de Walter Benjamin, de même qu'à l'art et la littérature baroques. Ces recherches la conduisent à postuler un lien entre baroque et postmodernisme où est perceptible la double influence de Gilles Deleuze et de Jean François Lyotard. Elle est l'auteure de nombreux livres, à l'instar de L'esthétique du temps au Japon, La folie du voir, Une esthétique du virtuel, Esthétique de l'éphémère, Philosophie de l'ornement, Les voix de l'Orient et Le livre du père (2014). L'artiste a suivi ses études universitaires, d'abord à l'Institut supérieur des Beaux Arts de Tunis pour ensuite s'envoler à Strasbourg (Université Marc Bloch) et l'université de la Sorbonne à Paris pour poursuivre des études doctorales. En dehors de la sculpture, elle fait appel dans son travail à différents médiums, tels que la photographie et la vidéo. Elle a exposé (expositions collectives et individuelles) dans plusieurs espaces en Tunisie et à l'étranger. Récemment, ses œuvres ont été exposées, entre autres, à Francfort ( MMK Museum), au Bahreïn, en Finlande et à Moscou. L'Orient commun et le temps A Beït El Hikma, il s'agissait surtout d'un dialogue entre la philosophe et l'artiste qui se sont rencontrées, comme elles le précisent, en 2009 à Paris, et qui ont collaboré ensemble pour un livre de Christine Buci-Glucksmann intitulé Les voix de l'orient. Elles ont parlé de cet orient commun qui unit leurs démarches: celui de la philosophe qui dit avoir vécu avec l'image des mots orientaux dessinés en calligraphie par son père qui était alors interprète à Istanbul. «J'ai en moi la trame d'une mémoire plurielle et orientale», affirme-t-elle dans ce sens. Et celui de l'artiste qui affirme avoir retrouvé la voie vers un orient autre, son orient renouvelé grâce à sa rencontre avec la pensée de Glucksmann (La Folie du voir surtout). «Enfant, c'est avec les mots que j'ai été nourrie et non avec l'image. Les mots de ma grand-mère, entre autres, et ses merveilleux contes. J'ai appris par la suite à mettre ces mots en images», précise N. Kossentini. Son orient, elle le voit et le retrouve à travers son souci de mettre à jour, dans son œuvre, les liens perdus et les vérités enfouies de sa culture et de ses origines. Elle aborde les appréhensions d'une société tunisienne qui doit négocier avec une mémoire qui tend à se figer et à se perdre. L'image, selon l'artiste, doit être mobile et changeante à la fois. Elle cherche à capter, à travers son œuvre, les images fuyantes. Ses vidéos lentes figurent, image par image, ces moments de disparition et la lente mutation des êtres et des choses. Et des mots aussi, ces mot d'un orient qui lui échappe et qu'elle a essayé de retrouver. «Pendant une bonne période et surtout lors de mon cursus universitaire, je pensais en français mais je continuais à rêver en langue arabe», note-t-elle. Pour Glucksmann, les mots orientaux de sa jeunesse (leur image surtout) étaient les imaginaires de l'autre. Cela l'a emmené, par la suite, dans ses recherches, à s'intéresser à la polysémie fondatrice de la langue arabe, ses métaphores, sa poésie et son imaginaire. La poétique de l'éphémère A propos de l'actuelle exposition de l'artiste «L'envol du papillon» qui se poursuit jusqu'au 28 décembre 2014, la philosophe parle de ce rêve d'envol et de traversée des espaces infinis, au risque de la chute et de la mort, que Nicène Kossentini explore. Son travail reflète, selon elle, la longue contemplation de ce papillon blanc si fragile qui pénètre dans la loggia, s'y installe et volette partout et puis un jour, il disparaît et elle le retrouve à terre, mort, les ailes repliées. «Signe de pensée et d'image, ce papillon deviendra une allégorie de l'art au sens de Walter Benjamin, «une agitation figée», note la philosophe et d'ajouter : «A travers les différents médiums: photographie, film et sculpture, l'artiste construit une poétique de l'éphémère et réalise la beauté comme un rêve d'envol, tel un nouvel Icare. Dès lors, réinterpréter l'envol du papillon, c'est retrouver sa force mythique et ce qui la fonde, une histoire du regard. Regard vers le haut, regard d'en haut et de traversée, ou regard plongeant vers le bas : trois regards constitutifs de ce que j'avais appelé "l'oeil icarien" présent dans tout le travail de Nicène.»