Par Abdelhamid Gmati « La Tunisie a les yeux de l'Afrique et du monde tournés vers elle, parce que des élections de dimanche et de la manière dont elles vont se dérouler dépendra la promotion de la démocratie dans cette partie du continent ». C'est ce qu'a déclaré le président de la mission d'observation électorale de l'Union africaine. C'est dire l'importance de ces élections législatives, les treizièmes depuis la proclamation de la République et les premières depuis la proclamation de la nouvelle Constitution. Depuis deux jours à l'étranger, et aujourd'hui sur le territoire national, plus de 5 millions de Tunisiens inscrits sur les listes électorales (le corps électoral étant évalué à plus de 8 millions de Tunisiens) sont appelés à élire les 217 députés à l'Assemblée des représentants du peuple. Ils doivent choisir parmi 15.652 candidats se présentant sur 1.500 listes. Les 910 listes de partis politiques, les 472 listes de candidats indépendants et les 158 listes de coalition ont eu tout loisir de se faire connaître, de se promouvoir durant une campagne électorale, plutôt terne et décevante, émaillée d'une multitude de dépassements et d'infractions. D'où une certaine désaffection du peuple tunisien lassé et déçu par les politiciens qui, durant les dernières années, au lieu de promouvoir leur programme et leurs propositions concernant les problèmes du pays, n'ont brillé que par l'invective, l'insulte, l'accusation, la diffamation voire le crêpage de chignons. Et c'est là que le bât blesse : partis politiques, observateurs et autres démocrates craignent l'abstention. D'aucuns prédisent même que c'est le « parti des abstentionnistes » qui gagnera ces élections. Un peu comme ce fut le cas lors des élections de la Constituante. Ces « réfractaires », ces déçus de la politique et des politiciens, qui se comptent parmi toutes les couches de la population, particulièrement auprès des jeunes, peuvent exprimer leur ras-le-bol de trois manières. Il y a bien entendu l'abstention pure et simple. Ils peuvent aussi recourir au bulletin blanc, c'est-à-dire se rendre aux urnes, histoire d'assumer leur droit de vote, mais déposer un bulletin blanc. Et puis ceux qui optent pour le vote « nul » en déposant un bulletin coché plus d'une fois ou endommagé ou raturé, de manière qu'il ne soit pas pris en compte. Ce que l'on craint par ces manières de s'exprimer, c'est d'aboutir aux mêmes résultats de 2011 où une minorité (environ 30% des suffrages exprimés) s'est transformée en majorité relative et a pu gouverner le pays par un jeu d'alliance contre nature, avec les résultats que l'on connaît. Ce que l'on craint aussi, c'est qu'avec le nombre pléthorique des candidatures et des listes, il y ait éparpillement des voix, exactement comme en 2011, une grande partie des électeurs se retrouvant non représentés à la Constituante. Certains affirment : « Voter, oui mais pour qui et pourquoi ? ». Bonne interrogation car dans cette prolifération de candidatures, on ne décerne pas, à première vue », des différences. Tous les candidats se déclarent soucieux des intérêts nationaux, tous promettent de résoudre les problèmes du chômage, de l'insécurité, du terrorisme, du tourisme, de l'économie, de la fiscalité, du social, de la culture, de l'environnement et des relations internationales. Il y a là réellement un casse-tête et un certain désarroi. Mais il y a une autre façon, plus pratique, de considérer la situation. C'est un secret de Polichinelle de dire que la Tunisie est divisée depuis plus de 3 ans, depuis qu'un certain discours est venu classer les Tunisiens en musulmans (comprendre islamistes) et laïques, mécréants. Et c'est là que la réflexion et les choix doivent porter. Dans ce paysage politique qui se présente aux suffrages des Tunisiens il y a deux ensembles, deux projets de société : l'un prône l'islamisme, l'instauration d'un califat, la Tunisie étant engloutie dans une certaine oumma islamique ; l'autre, moderniste, tient à préserver et à développer la société et la personnalité telles que façonnées par 3.000 ans d'Histoire. Les deux visions sont représentées par plusieurs partis et groupuscules, les indépendants n'étant là que par ambition personnelle ou pour éparpiller les voix. Le choix est simple et on doit opter soit pour « la barbe et le voile » soit pour le « modernisme ». Un sondage étranger prétend que « la confiance en la démocratie décline en Tunisie ». Ce qui est quelque peu exagéré, le même sondage révélant que près de la moitié des Tunisiens préfèrent un gouvernement démocratique. D'autres sondages montrent que les Tunisiens restent attachés aux objectifs de la Révolution avec en premier lieu les libertés (toutes les libertés), en particulier la liberté d'avoir droit à la parole, de participer aux décisions qui le concernent. La souveraineté au peuple, nous dit-on. Justement, le peuple exprime sa souveraineté par le vote, en choisissant ses représentants en toute liberté, en toute indépendance. Et chaque individu a une part de cette souveraineté. Pendant ces dernières années, nombreux ont été ceux qui ont parlé, crié, vociféré, accusé, diffamé, exigé, revendiqué, en se présentant comme porte-parole du peuple. Le peuple, lui, observait, s'exprimant sporadiquement et de façon limitée par des sit-in, des grèves et autres manifestations. Aujourd'hui, il a droit au chapitre et a l'occasion d'imposer ses choix. Les jeunes, ainsi que d'autres, estiment qu'ils sont marginalisés et que la Révolution leur a été confisquée. Aujourd'hui, ils ont tous l'occasion de prendre les choses en main et de définir leur avenir. Sans intermédiaire, directement et efficacement. Ils peuvent imposer leur existence et dire en quelque sorte : « Je vote, donc je suis ».