Souhir Belhassen n'est pas une personne que l'on présente. Son parcours de journaliste, d'écrivain, et de militante durant les années de braise a fait de cette dame de fer une icône. Récemment, et ce n'est pas par hasard, elle était consacrée par la première édition du prix Elyssa Didon, prix de l'excellence féminine, pour son parcours, sa carrière et son action en tant que première femme président de la FIDH. Nous avons eu plaisir de la rencontrer pour lui demander de retracer les grandes étapes de son engagement. Entretien. Vous étiez à la faculté, étudiante en lettres en 1968. C'était l'époque de Perspective, de la contestation. Est-ce là que tout a commencé pour vous ? En fait, cela a commencé bien plus tôt. Je suis née et j'ai été élevée dans un milieu destourien. Et cette culture d'engagement et de résistance, la guerre d'Algérie, la lutte anticolonialiste, le terrorisme avant la lettre, tout cela, ce bain national et international, a créé un substrat qui consacrait mes choix postérieurs. Tout cela trouvait, pour moi, son prolongement naturel dans le milieu syndical estudiantin, et au sein de l'UGET. Le journalisme est aussi arrivé très tôt dans votre vie. Après des études de lettres, mariée très jeune, j'ai poursuivi des études de sciences politiques. Je suis fille d'une mère autoritaire, ce qui m'a structurée, et d'un père intellectuel, vivant la tête dans les nuages. Ce père venait de loin, d'une famille différente, avec son lot d'aventures, d'histoires qui font rêver. J'ai grandi avec ce désir d'aventures et de découvertes. Et je pense que cela a été déterminant dans le choix du journalisme. Disons que j'étais presque programmée. Je commence à la radio, puis je fais mes armes à la TAP. Je vais voir Béchir Ben Yahmed : il me propose d'écrire à Jeune Afrique. Je commence par couvrir l'actualité, et petit à petit, je fais mon trou. Nous sommes à l'époque de Ben Salah, et de la montée des contestations. Je deviens également correspondante de l'agence d'information Reuters. Pour Reuters, j'ai couvert la visite de Sadate à Jérusalem, les Sommets arabes qui entraient alors dans une phase importante d'ouverture.... Vous avez pris le temps d'écrire un livre sur Bourguiba, avec Sophie Bessis J'avais besoin de faire le point sur le passé récent. Sophie Bessis en tant qu'historienne, et moi en tant que journaliste de la vie politique au quotidien, avons entrepris ce livre sur Bourguiba. Nous avions une histoire à raconter, nous avons recueilli de très nombreux témoignages. Bien sûr, nous ne l'avons pas publié à Tunis, car si nous avons érigé une statue à Bourguiba, il y avait beaucoup de choses que nous n'approuvions pas. Après la presse écrite, vous vous êtes laissé tenter par la télévision Serge Adda, mon ami, lance Canal Horizon à un moment difficile de ma vie privée. Il me demande de faire partie de l'aventure. Je m'investis totalement dans la télévision, et je découvre ainsi l'Afrique : la Côte d'Ivoire, le Sénégal, le Mali, le Maroc, l'Algérie où je passe chaque fois de six mois à un an pour Canal Horizon. Cela vous a-t-il fait oublier le militantisme ? Parallèlement, mais sans être visible, je continue de militer et de porter les thématiques de la Ligue des Droits de l'Homme à laquelle j'ai adhéré dès sa création en 1977. Je milite également au sein de l'Association des Femmes Démocrates. En Algérie, cependant, c'est la montée et l'installation de l'islamisme. Les femmes s'exilent. Nous, on essaie d'être solidaires. Une pétition circule à ce moment, portée par une centaine de femmes, disant qu'il ne faut pas se servir de ce qui se passe en Algérie comme prétexte pour réduire les libertés. Je la signe bien sûr, et on exige mon départ immédiat. En 1994, en une nuit, je quitte mon pays, et vends mon seul bien, ma maison. Je resterai à Paris durant cinq années, et bien sûr, je continue de militer. A votre retour, vous retombez néanmoins en journalisme On m'accorde, effectivement, une autorisation pour faire un journal. Totalement inoffensif, cependant, puisqu'il s'agissait d'un journal de télévision, une espèce de télé sept jours, avec le rêve d'en faire plus tard un journal de cinéma. TV5 fait une émission sur Bourguiba. Je ne peux l'occulter et l'annonce sur une double page. Cela crée un drame. On me coupe les vivres, en décourageant mes annonceurs. Je vends la petite maison que j'avais faite à Sidi Bou Saïd pour payer mes dettes, et je jette l'éponge. Désormais, vous vous consacrez entièrement à l'action militante Effectivement, je me consacre totalement à la Ligue des Droits de l'Homme. Au congrès de l'an 2000, je me présente, et je suis élue vice-présidente de la ligue tunisienne des droits de l'Homme. En 2003, la Fédération Internationale des Droits de l'Homme me présente pour le poste de vice-présidente, et je suis élue. Et en 2007, je suis présidente de la FIDH pour deux mandats, première femme à accéder à ce poste depuis la création de cette institution en 1922. Que dire de ces années : j'ai subi des menaces, des agressions, des harcèlements divers, j'ai été poursuivie dans 34 procès fabriqués de toutes pièces. Mais toujours, et partout, je me suis attachée à défendre et faire respecter les droits humains. Vous souvenez-vous de vos pires moments ? Pour la FIDH, je travaillais beaucoup à l'international, et je voyageais donc énormément. Aussi, cela a été un véritable scandale de me voir confisquer mon passeport. C'est au moment du SMSI que le bras de fer s'est durci. Là, j'ai vraiment failli être arrêtée. En tant que vice-présidente de la FIDH, j'avais proposé de tenir un contre-sommet. Nous avions avec nous Shirin Ibadhi, prix Nobel de la paix, le président de la FIDH, le ban et l'arrière-ban de la société civile. Nous n'avons jamais eu l'autorisation de tenir ce sommet, mais cela a été un grand moment : nous avons prouvé au monde entier que la société civile tunisienne existait, qu'elle était capable de se mobiliser et de faire front. Vous êtes aujourd'hui présidente d'honneur de la FIDH. Mais ce n'est pas seulement un titre honorifique car vous continuez à être très impliquée Je continue à m'occuper de deux aspects pour lesquels je me suis toujours battue : les femmes et les migrants. Mais je voudrais dire que cette distinction que l'on m'a offerte en me nommant présidente d'honneur de la FIDH, dépasse ma propre personne. C'est un hommage rendu aux luttes menées en Tunisie. La Tunisie a toujours eu une particularité à ce niveau. J'ai parcouru le monde, vu des situations difficiles. La Tunisie reste une exception. Il faut préserver cette exception qui nous vaut la sympathie des pays occidentaux, et l'admiration des pays arabes. Si vous deviez tirer une conclusion de tout cela ? Je vous ai dit que j'étais la fille d'une mère rigoureuse et autoritaire, et d'un père aventurier poète. Cette double allégeance m'a très vite convaincue qu'aujourd'hui, on peut s'engager dans l'action politique, et savoir qu'il n'y a pas de baguette magique. Moi, j'ai adopté une démarche qui compose : on ne peut pas tout raser, on ne peut pas changer la société en détruisant, on apprend que dans la réalité, il faut faire « avec », il faut gérer la contradiction. En fait, il faut faire du nouveau avec de l'ancien.