Sihem Ben Sédrine, présidente de l'Instance vérité et dignité, a été empêchée, hier, de saisir les archives du palais présidentiel de Carthage et de les transférer à un endroit qu'elle qualifie de «sécurisé». Entre les juristes qui soulignent que la loi l'autorise à s'emparer des archives et ceux qui lui reprochent sa précipitation, s'est déclenchée une polémique qui risque de faire beaucoup de bruit L'Instance vérité et dignité, dirigée par Sihem Ben Sedrine, entrée en fonction depuis le 10 décembre, a vécu, hier, vers midi, sa première épreuve de force face aux agents de la sécurité présidentielle postés au palais de Carthage qui lui ont interdit d'accéder au palais et de récupérer les archives qui y sont conservées. Hichem Gharbi, secrétaire général du syndicat des agents et cadres de la sécurité du chef de l'Etat et des personnalités officielles, confie à La Presse : «Accompagnée de six camions, Mme Ben Sedrine a demandé à accéder au palais et à récupérer les archives de la présidence. Seulement, elle n'avait pas de document juridique lui autorisant de prendre possession des archives en question. Nous avons appliqué à la lettre les instructions de Taoufik Gasmi, directeur général de la sécurité présidentielle et des personnalités officielles, qui nous a ordonné de ne délivrer aucun document à Mme Ben Sedrine. Malheureusement, la présidente de l'Instance vérité et dignité n'a pas compris notre position et nous a traités de comploteurs, nous accusant de torpiller l'action de l'instance comme si nous étions partie prenante dans l'affaire, alors que nous ne faisions qu'appliquer les ordres de notre directeur général». Non à l'instrumentalisation politique Et l'affaire de prendre immédiatement une dimension politico-juridique se résumant en la question suivante : Sihem Ben Sedrine était-elle tenue de présenter une autorisation juridique lui permettant de prendre possession des archives de la présidence ? Pour Me Amor Safraoui, président de la coordination indépendante pour la justice transitionnelle, les choses sont claires: «Tant que la loi organique portant création de l'Instance vérité et dignité n'a pas mentionné dans ses 70 articles l'obligation pour Ben Sedrine de se munir d'une autorisation juridique, elle a le droit de récupérer les archives de la présidence de la République à tout moment». Quant à ceux qui soutiennent que les archives de la présidence ne devraient pas être récupérées par l'Instance tant que la commission des experts qui vont les examiner n'est pas encore constituée, Me Safraoui estime qu'«au plan juridique, les archives peuvent être cédées à l'Instance en attendant que la commission en question soit formée. En tout état de cause, les membres de cette commission exerceront leurs fonctions sous la supervision des membres du conseil de la direction de l'Instance, dont en premier lieu Sihem Ben Sédrine». Reste maintenant la dimension politique de l'affaire. «Quelle que soit la partie politique qui est derrière le choix de la date à laquelle l'Instance a décidé de récupérer les archives de la présidence avant que Béji Caïd Essebsi ne s'installe officiellement au palais de Carthage, au sein de la coordination indépendante, nous considérons qu'il est inacceptable que le dossier de la justice transitionnelle soit instrumentalisé politiquement. Nous avons déjà dénoncé la loi créant l'Instance que nous considérons comme anticonstitutionnelle et nous avons appelé à son amendement. Nous avons aussi exigé la révision de la composition du conseil de la direction de l'Instance qui a obéi au système des quotas», souligne Me Amor Safraoui. Il revient, par ailleurs, aux dernières déclarations de Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi proposant de tourner la page et de privilégier la réconciliation. «Autant nous sommes convaincus que l'Instance actuelle est incapable d'instaurer la justice transitionnelle de par la couleur politique manifeste de ses membres et de par les marchés qui leur ont ouvert la voie pour y accéder, autant nos craintes sont sérieuses de voir la justice transitionnelle réduite en fin de compte à une opération de dédommagements financiers qui seront accordés aux victimes de la dictature et de la torture. Et allez savoir comment l'argent va être réparti», conclut-il. La loi du 2 août est-elle devenue caduque ? Et les juristes de s'inviter au débat en revenant à la loi du 2 août 1988 relative aux archives et de s'interroger : qui a le droit d'accéder aux archives et dans quelles conditions et à partir de quel délai depuis leur création ? L'on se pose aussi la question : est-ce qu'on prend communication des archives ou est-ce qu'on peut les récupérer et les transférer à un endroit autre que les archives nationales ou le Centre de documentation national (CDN) comme l'a laissé entendre, hier, Sihem Ben Sedrine, en assurant qu'elle voulait récupérer les archives de la présidence pour les mettre dans un «endroit sécurisé» ? Selon l'article 15 de la loi du 2 août, «la communication des archives publiques ne peut se faire qu'à l'expiration d'un délai de trente ans à compter de la date de leur création». Dans l'article 16 de la même loi, «le délai de trente ans est prorogé à soixante ans» au cas où les documents contiendraient des informations mettant en cause la vie privée ou intéressant la sécurité nationale». Le délai atteint cent ans pour «les minutes et répertoires des notaires et des huissiers-notaires et pour les registres de l'état civil et de l'enregistrement». Le même délai s'applique également pour «les documents comportant des renseignement individuels de caractère médical et pour les dossiers de personnel». Il suscite toujours une problématique non moins importante : ces articles s'appliquent-ils aux archives de la présidence en attendant celles du ministère de l'Intérieur, en particulier celles de la Direction de la sécurité du territoire (DST) dissoute par Farhat Rajhi, ministre de l'Intérieur à l'époque du gouvernement Mohamed Ghannouchi. Abdelmajid Abdelli, professeur de droit public à l'université tunisienne et avocat près la cassation, répond à la question: «L'Instance vérité et dignité a le droit de saisir les document se trouvant au siège de la présidence de la République en vue de constituer les dossiers qu'elle va transmettre à la justice. Après constitution des dossiers et prise de décision les concernant, les documents seront rendus à l'administration où ils ont été retirés». Pour lever toute équivoque, le Pr Abdelli ajoute : «Les documents saisis constituent des moyens de preuves. Ils sont transmis au procureur de la République parmi les dossiers qu'il réceptionnera de la part de l'Instance vérité et dignité».