Certains jours, la centrale offre l'image d'un bateau à la dérive sans véritable maître à bord ou avec plusieurs capitaines, le résultat étant le même La grève sans préavis décrétée par la Fédération des transports relevant de l'Union générale tunisienne du travail a été suspendue hier. Les transports publics ont repris les routes tortueuses des villes et des régions et les usagers leurs bus jaunes et métros verts, après un calvaire qui a duré quatre jours. Quatre jours durant lesquels des Tunisiens, représentant bien entendu les couches sociales les moins loties, ont été livrés à eux-mêmes. C'est à chacun sa chance et son sens de la débrouille. Autrement, c'est un, deux, trois, quatre... kilomètres à pied, ça use les souliers, déjà éprouvés par la misère et par le temps. Qui est à l'origine de ce désagrément de plus dans la vie difficile des Tunisiens et de cette suspension du travail sauvage qui reconduit une autre, légale, annoncée les 26, 27 et 28 de ce mois, si les revendications n'étaient pas satisfaites ? Et parce que le 14 janvier est une date libératrice de tous les jougs et tous les tabous, et que rien ni personne n'est au dessus de la critique, nous nous réservons en ces lignes le droit d'essayer de comprendre l'Ugtt, en nous demandant qu'est-ce que s'y passe? Guidé en cela par notre devise de journaliste «consoler les faibles et affliger les puissants». Depuis un moment, la puissante centrale syndicale, pièce maîtresse du paysage politique et, si on veut remonter plus loin, composante constitutive de l'identité tunisienne, du haut de ses soixante-neuf ans et avec le prestige inusable de son fondateur Farhat Hached, offre certains jours l'image d'un bateau à la dérive sans véritable maître à bord ou avec plusieurs capitaines, le résultat étant le même. Sauver la face Sinon, quelles sont les significations et les finalités de ces grèves successives légales ou pas bloquant les principaux secteurs d'activité, la santé, l'éducation et le transport, en l'occurrence, dans un Etat en transition, dans lequel un gouvernement est sur le départ et un autre ne s'est même pas formé ? Oui une prime de fin d'année additionnant plusieurs salaires, objet de la grève, peut aider un foyer à équilibrer son budget ou à respirer un peu. Aussi compréhensible que puisse être cette revendication promise par les autorités de tutelle et non honorée, cela justifie-t-il une grève des transports publics de quatre jours, décidée en fin d'après-midi, heure de retour, paralysant le pays et rendant la vie des citoyens plus difficile qu'elle ne l'est ? Cette nouvelle manière de faire des donneurs d'ordre de grève, devenus spécialistes du genre, a contraint les responsables de la place Mohamed-Ali, pour sauver la face, à légitimer une action pour laquelle ils n'ont même pas été consultés, usant surtout de rhétorique. Que n'a-t-on pas entendu. «Tout le monde fait la grève, les élèves font la grève, on ne voit que nous?!», s'écrie, incompris, un responsable syndical! Fort mais moins populaire Mais la question pressante et gênante que l'on se doit de poser : les fédérations professionnelles sont-elles devenues plus fortes que la centrale elle-même en tant qu'institution? Font-elles cavalier seul, ou encore de la surenchère? Font-elles de la pression en ces heures décisives de la composition du nouveau gouvernement? Parce qu'il est une réalité sociopolitique, les syndicats de par leur nature et champ d'activités sont proches sinon représentent les courants de gauche, partout ailleurs et en Tunisie également. Quelle que soit la réponse, il est un fait que l'Ugtt a toujours été traversée par plusieurs courant, voire des contradictions, ce qui est normal. Mais cette divergence est en train de remonter à la surface et de diviser, ce qui l'est moins. Cette grève spectaculaire a divisé jusqu'à jeudi soir deux clans, les uns appelant à la maintenir et l'autre à la suspendre, et conséquemment, à renforcer le bras de fer avec les autorités ou chercher l'apaisement, et essayer de trouver un terrain d'entente. Dans ce jeu de flux et de reflux, les Tunisiens ont été malmenés et l'Ugtt a encore perdu de sa popularité. C'est une réalité dont il faudra tenir compte. Au final, il est établi que l'Union des travailleurs et ses fédérations représentent un groupe de pression essentiel pour l'équilibre de l'échiquier politique et social du pays. Néanmoins, celles-ci ne sont pas les seules sur la place. D'autres groupes de pression sont aussi forts sinon plus et détiennent un pouvoir de pression non négligeable, telles certaines formations politiques dotées d'une grande capacité de mobilisation, tels les médias devenus un élément clé depuis le 14 janvier et disposant d'un grand pouvoir d'influence. Dans ce jeu, somme toute normal en démocratie, les intérêts suprêmes de la Nation, comme ceux vitaux des Tunisiens, doivent dépasser dans la nouvelle carte politique en train de se négocier, tous les clivages, les rapports de force et les nouveaux positionnements.