Bien sûr que c'est humain et noble de gracier, en telle ou telle occasion, bon nombre de détenus, abrégeant ainsi leur peine. Mais garantir leur devenir post-carcéral devrait s'inscrire également dans les principes des droits de l'Homme. Sinon, où est l'intérêt ? Entendons-nous d'abord : les propos qui vont suivre ne concernent pas les peines d'un ou de deux mois, mais celles vraiment lourdes, allant d'une année à beaucoup plus. Graciée ou pas, cette catégorie de prisonniers, une fois libre, ne trouve aucun Saint possible à qui se vouer et sur qui compter. C'est, pour eux, une chute libre dans un nouvel inconnu où ils ne peuvent plus rien faire. Ils ne sont pas tous pareils Nous n'allons pas faire ici l'apologie des uns et le procès des autres. Ce n'est pas de notre compétence. Mais force tout de même est de distinguer un criminel d'un autre. Sachant déjà qu'on ne naît pas criminel mais qu'on peut le devenir, il reste que l'un peut avoir pensé au crime et récidive au besoin (et donc nous sommes face à un criminel attitré), alors que pour l'autre, le délit a été l'œuvre du moment, né du moment et de la circonstance, c'est-à-dire non voulu, non réfléchi, aucunement prémédité. Prenons un exemple tout plat : lors d'une altercation, un homme assène un coup de poing à son adversaire ; celui-ci se retrouve la tête contre le trottoir et meurt. Soyons justes : est-ce qu'un coup de poing tue ?... Dans 99,99 % des cas, un coup de poing gerce les lèvres, endommage une dent ou bousille le nez, mais ne tue pas tout de même. Alors, imaginez la scène : un homme sort de son travail (ou autre), se trouve mêlé à une dispute, administre un simple coup de poing et... tue !... Dans le quart d'heure qui suit, toute sa vie bascule dans l'enfer. Car la Justice ne peut que conclure sur un homicide involontaire. Et cela coûte horriblement cher : pas moins de cinq ans d'emprisonnement. En revanche, quelqu'un qui s'empare d'un couteau et va le planter dans le corps d'un adversaire, c'est un crime, et c'est indiscutable. C'est juste pour dire que, parfois, la vie d'un homme – et celle de sa famille – peut partir en fumée à cause d'un incident non imaginé, non préparé, nullement prémédité, ni voulu ni cherché. Dur !... Elle est parfois très dure la vie avec son homme. D'un enfer à l'autre Criminel occasionnel ou professionnel, c'est donc la prison, et souvent pour une peine bien lourde. Si pour le récidiviste la prison devient seule alternative possible (lire plus bas), ce n'est point la même chose pour le ‘‘criminel'' involontaire. Dans le cas d'un homme qui n'a jamais passé une seule nuit dans un commissariat ou une maison d'arrêt, un séjour de quelques années dans une prison, c'est la géhenne la plus infernale qui soit. Sans oublier le fait qu'entre-temps, il a forcément perdu son emploi – et peut-être même sa femme et ses enfants. Oui,... mais que faire une fois libre ?... De l'enfer de la prison, on passe à l'enfer de la société. Celle-ci ne peut plus voir en lui qu'un criminel. Elle le rejette car elle le craint et le redoute. De l'avis de tous, il devient infect, infréquentable, invivable, insortable... Même sa propre famille (femme, enfants, frères et sœurs...) l'ignore parfois : il est un peu à l'image de la lèpre que tout le monde évite. Mais la question est têtue : que faire maintenant ? Quel travail faire ? Qui va daigner employer un ancien détenu ? Comment vivre quand on a perdu l'estime de soi, son emploi, sa famille et le moral en plus ?... Que devient la vie quand on a tout perdu ?... C'est très facile de décréter une fois l'an la grâce pour bon nombre de détenus. C'est même humain et noble. Oui. Et après ?... Que fait-on pour eux ? Que leur réserve-t-on à part le mépris et l'indifférence ? Qui vous garantit, en fait, que ce criminel occasionnel ne deviendra pas récidiviste ? Logique : quand on n'a plus rien, on s'enfonce davantage dans la criminalité. ‘‘La prison, mon amour !'' L'histoire qui suit n'est ni imagination ni fabulation, elle est authentique. C'est un homme aujourd'hui âgé d'environ 46 ans. Il est né et a vécu dans la région de Jebel Lahmar. A 16 ans, il a fracassé le visage d'un citoyen. Un an et demi de prison. Libéré, il n'a plus rien trouvé à faire. Alors, à près de 18 ans, une nouvelle bagarre soldée par un citoyen au sol : plusieurs points de suture. Trois ans de prison. Libéré, il est complètement perdu. Alors, à environ 22 ans, nouvel épisode avec un adversaire poignardé à la poitrine. Cinq ans de prison. A sa libération, amis et famille le rejettent une fois pour toutes. « Ah oui ? C'est comme ça ? Bien, alors je vais encore frapper bien fort ! ». Nouvelle scène pour une nouvelle victime poignardée quelque part dans le corps. Sept ans de prison. Du coup, la prison devient l'unique repère, l'unique adresse, l'unique refuge, l'unique famille aussi. Sans compter le fait qu'en prison, il est devenu le... chef. Vous ne le savez peut-être pas, mais dans chaque cellule, il y a, en plus du gardien, le chef, en quelque sorte l'adjoint du gardien. C'est le détenu le plus redouté, le plus craint, le plus obéi, car le plus ancien et le plus dangereux. C'est un leader. Et quand on devient leader, la vie, hors prison, donc en société, devient bizarrement... invivable. Réintroduit dans sa société, le leader ne se retrouve point : même la communication avec les êtres humains ordinaires devient impossible, car le leader n'a qu'un seul langage possible : son couteau et le nombre de ses exploits. Et donc, notre type s'est lui-même condamné à la prison à vie. Parce que, sans elle, il n'a plus où aller ni ne trouve avec qui parler. Humanisme, qu'elles disent ! Quelque temps après la révolution tunisienne, vingt-quatre Associations s'étaient liguées pour signer conjointement une pétition adressée au Premier ministre de l'époque (l'actuel chef d'Etat) et dans laquelle elles le priaient d'agir en vue que soit abolie la peine de mort en Tunisie pour la commuer en prison à vie. Comme c'est gentil !... Et donc, un type qui sodomise un enfant de six ans et lui fracasse ensuite la tête d'une grosse pierre, jugeant ainsi que cet enfant n'a pas droit à la vie, eh bien, lui, le très cher monsieur, ne mérite pas la peine de mort, mais une peine moins dure. Ça s'appelle : humanisme. Disons-le au passage : c'est parce que la France a aboli la peine de mort depuis belle lurette que des Tunisiens ont œuvré pour obtenir la même chose. Il n'arrête pas de nous dicter ses principes, le cher Hexagone. Mais là n'est pas notre propos d'aujourd'hui. On voudrait tout simplement inviter les chères Associations à être beaucoup plus efficaces en agissant de fait au lieu de se contenter d'écrire une pétition. Car il est fort temps pour la Tunisie qu'elle fasse – comme en France – quelque chose pour les prisonniers une fois ils ont recouvré leur liberté. Il devrait s'agir d'une prise en charge des détenus, d'abord par une cellule de psychologues ou sociologues qui fassent comprendre au prisonnier que la vie n'est pas finie pour autant et qu'on peut toujours repartir à zéro ; ensuite, de s'ingénier à leur garantir une réelle réinsertion sociale qui soit à même de les remettre sur la selle. C'est ça l'humanisme, non celui consistant à faire commuer une peine par une autre. Garantir le retour à une vie normale, redonner espoir, estime et confiance au détenu, le réconcilier en quelque sorte avec sa société, c'est ça, Messieurs, l'humanisme. Et ça demande du travail, pas la rédaction d'une lettre. A propos : savez-vous que la France, depuis un certain temps, pense sérieusement renvoyer à nouveau sur la table des débats la question de la peine de mort ?... Vous allez voir : si seulement la France décide de rétablir la peine de mort, nos chères Associations vont... écrire encore une lettre dans ce sens. C'est parce que nous ne créons rien, nous ; tout ce que nous savons faire, c'est calquer sur tout ce que fait la France. Puisqu'on y est, pourquoi ne demanderions-nous pas à la France de faire quelque chose pour nos anciens détenus restés dans la rue ?...