Dresser un état des lieux du rôle et du travail des intellectuels au Maghreb, au-delà des pays jusqu'ici souvent isolés. Voilà le projet présenté lors du Maghreb des livres et qui réunit la journaliste et éditrice marocaine Kenza Sefrioui, la fondatrice de la maison d'édition tunisienne Elyzad, Elisabeth Daldoul, et l'écrivain et fondateur de la maison d'édition algérienne Barzakh, Sofiane Hadjadj (éditeur du roman Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud, aujourd'hui menacé par une fatwa). Entretien sur le rôle et le travail des intellectuels au Maghreb. Les Penseurs du Maghreb, pourquoi est-ce un projet nécessaire et inédit ? Aujourd'hui, il y a des choses qui se font dans chaque pays, il y a des choses qui paraissent aussi en France, mais il n'y a pas de projet transversal et horizontal entre les trois pays du Maghreb. Cela est un rêve, depuis toujours, d'avoir un projet éditorial fort commun aux trois pays du Maghreb. A partir de la proposition de Kenza Sefrioui qui a conçu un volume qui s'appelle Le Métier d'intellectuel, dialogues avec quinze penseurs du Maroc, un recueil d'entretiens, elle nous a proposé de réfléchir à un volume qui serait Le Métier d'intellectuel au Maghreb. C'est quelque chose d'important, voire de primordial aujourd'hui, d'avoir un projet qui soit fait par des éditeurs maghrébins au Maghreb, et non plus, comme souvent, par des éditeurs français ou parisiens. Un travail qui donnerait à lire la situation du champ de la pensée, du champ intellectuel au Maghreb aujourd'hui. Vous avez évoqué les différences et la complémentarité des trois pays maghrébins, par exemple que la Tunisie n'est pas un pays de fiction ou que l'Algérie est très mauvaise en philosophie, mais très forte en fiction. Avant d'établir un état des lieux des intellectuels au Maghreb, qu'est-ce que cela veut dire d'être intellectuel au Maghreb aujourd'hui ? J'ai utilisé cette anecdote pour dire que l'Algérie est comme ça ou le Maroc est comme ça, mais la réalité est bien sûr plus complexe. En travaillant sur ce projet, Kenza Sefrioui, Elisabeth Daldoul et moi-même, nous avons constaté que cela nous forçait à réfléchir justement sur cette question : qu'est-ce que cela veut dire être un intellectuel au Maghreb aujourd'hui. Qu'est-ce que le travail d'un intellectuel au Maghreb aujourd'hui ? Avez-vous une réponse ? Non, puisque nous travaillons encore sur cette question, mais c'est ça qui est intéressant en montant ce projet. De se dire qui sont ces gens qui travaillent tous les jours, qui enseignent à l'université, qui créent, qui font la recherche, entre leur pays d'origine et peut-être à l'international. Quels sont le rôle, la position dans la société ou l'importance d'un intellectuel dans le débat public ? Et en miroir, quelle est la situation socio-politique de nos pays ? Vous êtes un Algérien, né d'une mère marocaine et vous avez vécu sept ans en Tunisie. C'est pour cela que vous revendiquez le droit que chacun peut s'exprimer aussi sur les autres pays du Maghreb ? Oui, parce que ce n'est pas le cas aujourd'hui. On a des pays isolés, avec des expériences politiques singulières dans chaque pays, des positions parfois un peu figées, par exemple en Algérie. En Tunisie, il y a un vrai mouvement démocratique en cours, certes fragile, mais qui est réel. En travaillant sur ce projet, cela nous permet justement plus qu'échanger, mais de « se mêler ce qui ne nous regarde pas ». D'aller voir au Maroc ce qui se passe pour une Tunisienne, pour un Marocain de se rendre compte ce qui se passe en Algérie. Et même si chaque situation est particulière, en tant qu'éditeur, mais aussi en tant que militant d'une bonne cause, on sent bien que c'est utile. On milite pour un Maghreb uni, pour une certaine idée d'un Maghreb des peuples, humain, qui partage une histoire, une langue, une religion, qui a un destin commun. Ce projet de livre, modestement, mais sous forme d'un volume conséquent, sera comme une photographie en 2015/2016 de la situation intellectuelle de nos pays et qui nous permet peut-être de réfléchir sur le potentiel et l'avenir possible de ces pays. Vous êtes à la tête de la maison d'édition algérienne Barzakh, ce qui signifie « l'entre-deux » et vous avez édité le roman Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud. Ce dernier vit aujourd'hui sous la menace d'une fatwa. Qu'est-ce que cela a changé pour le rôle d'écrivain, d'intellectuel et d'éditeur en Algérie aujourd'hui ? Nous, en tant qu'éditeur, nous n'avons pas été touchés —au moins pas autant que Kamel Daoud. On tient à ce que notre métier ne change absolument pas. On définit notre métier d'éditeur comme étant un travail autonome, d'indépendance, de proposer des livres au lectorat algérien. En revanche, quant à Kamel Daoud, bien évidemment, sa vie a changé, c'est une situation dramatique, très compliquée à gérer. En même temps, il y a aussi des points positifs. Cela lui permet aussi d'élargir son registre d'intervention, de beaucoup voyager et rencontrer beaucoup de gens. Et cela nous force à réfléchir sur le sens de notre travail. L'expérience du roman de Kamel Daoud, la trajectoire qu'a connu ce livre, y compris les développements un peu dramatiques, cela nous force à réfléchir sur le travail du romancier et sur jusqu'où va le travail du romancier, de l'intellectuel, dans le débat public.