Kamel Daoud nous a transportés d'un fait divers virtuel à un face-à-face réel entre deux pays, deux peuples, deux cultures... mais il a bizarrement tenu à ne sacrifier ni l'une ni l'autre. D'où son intention clairement énoncée derrière l'ouvrage : ‘'Cette histoire devrait être réécrite, dans la même langue, mais de droite à gauche !'' Joli ! ‘'M'ma est encore vivante'' sont les premiers mots du roman de Daoud. ‘'Aujourd'hui ma mère est morte'' sont de celui de Camus. Et c'est ainsi que, dès l'incipit, on saisit vers quelles oscillations nous mènera cette Contre-enquête... contrepoint, superposition, contraste, modulation, variation. De Camus, voici ce qu'il retient : ‘'Un homme qui sait écrire tue un Arabe qui n'a même pas de nom ce jour-là, puis se met à expliquer que c'est la faute d'un Dieu qui n'existe pas et à cause de ce qu'il vient de comprendre sous le soleil. Du coup, le meurtre est un acte absolument impuni.'' Une dérision qui se présente comme une attaque en règle, une attaque de fond contre la double identité Camus-Meursault : ‘'As-tu vu sa façon d'écrire ? Il semble utiliser l'art du poème pour parler d'un coup de feu ! Son monde est propre, ciselé par la clarté matinale, précis, net, tracé à coups d'arômes et d'horizons. La seule ombre est celle des ‘Arabes', objets flous et incongrus, ‘'venus d'autrefois, comme des fantômes.'' Et le coup de grâce: ‘'le meurtre qu'il a commis semble celui d'un amant déçu par une terre qu'il ne peut posséder.'' On devine, même s'il ne le dit pas texto, qu'il veut nous faire comprendre que ‘'L'étranger'' c'est tout bonnement Camus-Meursault. ‘'J'aimerais que justice soit faite... J'entends par là, non la justice des tribunaux, mais celle des équilibres.'' Tout est dit. Daoud contre Camus et l'Algérie contre la France Son intention derrière l'ouvrage, Kamel Daoud l'énonce clairement: ‘'Cette histoire devrait donc être réécrite, dans la même langue, mais de droite à gauche !'' Joli ! Et voilà le frère ressuscité. Il a désormais un prénom ‘'Moussa'' et, dans la foulée, la sœur lavée des épithètes des mœurs légères. Il brosse une personnalité pour Moussa et lui donne une petite copine ‘'Zoubida''. Le narrateur, Haroun, est le frère de Moussa, et ses confidences à un enquêteur anonyme commencent après le meurtre, quand lui et sa mère quittent les lieux du crime, Alger, pour migrer 70 km plus loin, pour oublier, effacer leurs traces, comme si tout était de leur faute. Commence alors une attaque en règle, née de strates accumulées de ressentiments, de Haroun contre Meursault, ou plutôt de Kamel Daoud contre Albert Camus ou, mieux, de l'Algérie (occupée) contre la France (occupante). Ce n'est pas un récit, c'est un règlement de comptes à l'arme blanche où l'histoire n'est plus qu'un alibi, où la fiction se pétrit de faits très réels : la pauvreté, la famine, le labeur harassant, les logis sordides, le manque de tout... Sa mère transforma sa colère en un long deuil qui lui attira le respect des voisins et lui permit de travailler, de ‘'se mêler aux hommes'' sans risque d'être jugée. Le tombeau vide ! De fil en aiguille, le roman devient celui de l'Algérie à la veille de l'Indépendance, avec toutes les strates complexes que cela implique. Le corps perdu de Moussa est quasi sacralisé pour se transformer en celui d'un pays à la recherche de son identité, perdue par inadvertance sous le joug inhumain de la suprématie occupante. Pour le petit Haroun, le meurtrier est également équivoque : ‘'Pour nous il était l'incarnation de tous les colons devenus obèses après tant de récoltes volées.'' Le fait, a priori bizarre, de la disparition du corps de Moussa prend alors tout son sens... Une tombe vide et une prière pour l'absent... Le tombeau de qui ? On se surprend à s'interroger, car nous en venons à devenir un peu perdus dans les slaloms de l'auteur entre fiction et réalité... Et que le narrateur, Haroun, devienne invisible pour les autres, car dominé par la présence frappante de l'absent, ne fait que nous renforcer dans l'idée de procuration. Du moment où tout est déballé, il règle aussi ses comptes avec son père, sa mère, la religion, les nouvelles générations, la mort, l'amour, les femmes, les voisins, les fantômes du bar... Jusqu'à ce que tout converge vers le meurtre qu'il commet lui-même, celui d'un Français venu se réfugier chez eux dans la pagaille de 1962. Ce n'est ‘'pas un meurtre, c'est une restitution'', dit-il. Et il ressassera tout cela le reste de sa vie, après avoir enterré le cadavre et effacé toute trace du crime-restitution.