Par Raouf SEDDIK Nos réflexions sur les conquêtes de la mémoire nous ont entraîné ces dernières semaines dans l'Antiquité. Parce que des paradigmes de la mémoire se sont fait jour à cette époque, notamment avec le paradigme stoïcien et, plus tard, le paradigme judéo-chrétien... Pour rappel, le paradigme stoïcien met l'individu dans la position de celui qui doit assumer son propre destin, donc la totalité de son passé. Sans en excepter les parties qui sont les plus obscures ou les plus difficiles, parce qu'elles correspondent à des épisodes où l'individu a subi les événements. Ce qui signifie qu'à leur occasion il n'a pas été acteur : il a été réduit au rang de simple chose... Mais le «passif» fait partie du patrimoine : il s'agit de le recycler en l'incorporant dans la dynamique de l'actif ! La mémoire de l'harmonie universelle, symbolisée par la ronde des étoiles dans le ciel, représente l'autre face de ce paradigme : elle joue le rôle de moteur par rapport à une mémoire individuelle qui, en convertissant le passif en actif, totalise une expérience. Mais, dans la mesure où le destin de chacun s'imbrique dans le destin du monde, c'est ce dernier que l'individu doit prendre sur lui. De sorte qu'il y a comme un désenclavement de la mémoire individuelle : ma mémoire est la mémoire du Tout. Elle est grosse du projet du monde dans sa totalité ! Avec le risque, cependant, que ma mémoire se perde dans celle du monde... Ou que mon histoire personnelle se trouve écrasée par celle du monde. Bref, le problème de la mémoire de ce premier paradigme est qu'elle exige une âme héroïque. Ou plutôt titanesque puisqu'il s'agit, comme Atlas, de porter le monde sur ses épaules. Trop lourd pour le commun des mortels. Le second paradigme bouleverse le premier en ce qu'il remplace la plénitude par le manque. La mémoire s'affirme sur fond d'une perte irrémédiable : celle d'une patrie, qu'elle soit terrestre ou spirituelle, mais qui comporte en tout cas une dimension affective essentielle. Cette mémoire judéo-chrétienne — mémoire de la promesse — est aussi mémoire de Celui dont vient la promesse, face à qui l'homme s'éprouve comme un être foncièrement fini et fragile. A vrai dire, l'espace de l'individualité de chaque homme se dessine dans ce face-à-face avec Dieu, dans l'épreuve de cette altérité absolue. Et cette individualité est confortée dans sa réalité par le fait qu'elle est le lieu d'une responsabilité. En ce sens que l'individu a à répondre de ses actes, bons ou mauvais. Or, cela, bien sûr, ne se comprend que si on met de côté l'idée de destin... A moins de considérer Dieu comme un être injuste, qui exigerait des comptes pour des actions auxquelles l'homme ne pouvait se soustraire, puisqu'elles étaient prédestinées ! Contre la philosophie stoïcienne, la pensée issue du judéo-christianisme rétablit le principe du libre-arbitre, sans lequel la redevabilité devient un principe absurde. Mais une question surgit tout à coup : si l'homme est capable d'initier librement des actions, peut-on encore parler d'un ordre parfait du monde, d'une harmonie universelle ? Ne sommes-nous pas en présence d'une multiplicité phénoménale d'actions sans connexion les unes avec les autres et qui ont toutes, peu ou prou, une influence sur la marche du monde? Du reste, la notion même de destin, chère aux Stoïciens, n'est-elle pas de son côté en contradiction avec l'idée que je me fais d'un Dieu tout puissant, telle qu'elle se donne à moi dans l'épreuve de ma finitude ? Elle l'est certainement, car que signifie l'attribut «tout puissant» appliqué à Dieu si celui-ci doit lui-même se soumettre aux décrets du destin, fussent-ils les siens propres ? L'arrivée du second paradigme de la mémoire pose donc les contours irréductibles de l'individualité de tout individu mais, dans le même temps, elle plonge la question de l'ordre du monde dans un épais brouillard. Epais brouillard face auquel l'expérience de la connaissance va d'ailleurs jouer sa survie. Car s'il n'y a plus d'ordre, qu'y a-t-il encore à connaître ? Vaine science que celle qui cherche à sonder le désordre ! La mémoire de la promesse, venue de la tradition biblique, serait-elle à ce prix : celui d'une aventure de la connaissance dont la Grèce a donné pourtant l'exemple, de Thalès à Aristote et jusqu'aux Atomistes ? Une des réponses à cette situation d'impasse, dont l'écho est parvenu au Moyen-âge chrétien, vient d'Averroès. Dans son Traité décisif, et contre la position d'un Ghazali, il invoque le bon ordonnancement de la nature et déclare que c'est admirer Dieu que de découvrir de quelle façon merveilleuse est agencée son œuvre... Le monde du vivant nous montre sans cesse des prouesses d'organisation, fait valoir le philosophe andalou, que l'on ne saurait imputer au hasard et qui sont comme les signes inscrits par l'ouvrier dans son œuvre. Toutefois, détail qui n'est pas sans importance pour la suite : connaître, pour lui, c'est connaître par les causes, selon l'enseignement d'Aristote. Ce qui ouvre le champ à une sorte d'auscultation du réel, à la façon du médecin qui explore l'anatomie... Et n'oublions pas qu'Averroès était aussi médecin ! La mémoire de Dieu peut donc se prolonger en une mémoire de la Création en tant qu'elle témoigne du Créateur. Mais la passion de la connaissance, dès lors qu'elle se fraie un passage, ne se révèle pas toujours aussi disposée à la piété. Il y a dans cette passion quelque chose de faustien, dirait Goethe, qui met en danger le second paradigme de la mémoire. Galilée et Descartes ouvrent l'époque moderne en abolissant l'ordre de l'antique promesse pour y substituer celui — prométhéen — de la transformation de la nature.