Par Raouf Seddik La puissance de l'empire romain au début de l'ère chrétienne, alliée à la pensée dominante de l'époque avec son ancrage dans la philosophie grecque, a donné lieu à une représentation de la relation de l'homme à sa mémoire qui est particulière, et qui n'est pas tout à fait étrangère à notre héritage commun. Il y a quelque chose de triomphant, voire de triomphal, dans le fait de déclarer, avec les tenants de la philosophie stoïcienne, que tout advient en ce monde selon une loi de nécessité, que la sagesse consiste à prendre en charge cette loi et à en faire le principe de son action puis, en fin de compte, et à la faveur d'un habile retournement, de conférer à ses propres décisions la force d'un décret divin, d'un décret inscrit de tout temps dans le projet du monde... «L'Amor fati», dont parle l'empereur Marc-Aurèle bien avant que n'en parle Nietzsche, cet amour du destin qui résume la morale stoïcienne, quelle place fait-il à la mémoire des traditions locales ? N'est-il pas une façon d'en écarter l'autorité au profit d'une autorité supérieure, celle du Logos, de la Raison qui gouverne tout ? Face au risque de morcellement à travers l'affirmation de l'autorité des traditions propres aux différentes colonies de l'empire, il fallait laisser surgir une instance supérieure, qui fît taire toutes les autres. La façon dont on opère relève de ces prouesses stratégiques de la pensée... Une action en trois mouvements. Premier mouvement : contre Aristote, qui cantonnait le règne de l'harmonie, de l'ordre cosmique et de sa parfaite nécessité à l'univers céleste, à ce qu'il appelle le monde «supra-lunaire», les Stoïciens vont étendre ce règne au monde «sublunaire», le nôtre, l'ici-bas terrestre de nos vies mortelles, de nos guerres et de nos désordres sans nombre... Le moindre battement d'aile d'un papillon est scellé dans le vaste livre du monde, selon une diabolique — mais tout de même divine — «pré-imbrication» des événements les uns dans les autres. A l'image du mouvement des étoiles dans le firmament, qui jamais ne se heurtent. La notion de Destin, chère aux poètes tragiques et aux devins, est réquisitionnée pour étayer ce coup de force, qui réduit le libre-arbitre des hommes à une illusion. Quand tout est écrit, que veut dire agir selon son vouloir ? Deuxième mouvement : après avoir asséché le monde de tout acte libre, et avoir rejeté la croyance en la liberté de nos actes du côté des vues illusoires, il s'agit de fonder une différence désormais décisive entre ceux qui sont dupes et ceux qui ne le sont pas. Entre les insensés de tous bords et de toutes cultures qui mènent leurs existences en courant derrière des chimères et ceux qui savent qu'il n'est nul bonheur véritable en dehors de la connaissance et de l'acceptation de ce qui ne peut pas ne pas advenir, parce que gravé dans le livre... Entre les ignorants qui sont d'autant plus les jouets du destin qu'ils croient pouvoir y échapper et les sages qui, ayant compris qu'il est vain de vouloir contre la volonté du destin, ont fait résolument le choix de saisir cette volonté du destin et d'en faire leur volonté propre. Troisième mouvement : la résignation à la volonté du Destin, volonté à l'œuvre aussi bien dans le moindre de nos actes que dans n'importe quel événement survenant au-delà des horizons — donc également dans les plus lointaines des colonies —, ouvre la voie à l'instauration d'une seconde dichotomie : ceux qui doivent être gouvernés et ceux qui doivent gouverner. Ceux qui gouvernent sont ceux qui jouent le Destin, comme on joue une partition qu'on a apprise, et ceux qui sont gouvernés sont les jouets du Destin, qui ne se doutent de rien... Ainsi se trouvent jetés les fondements philosophiques d'un gouvernement impérial, c'est-à-dire d'un gouvernement qui se hisse au-dessus des traditions locales des pays — traditions «païennes» —, avec leurs cultes particuliers. Une mémoire en chasse une autre, ou en éclipse une autre : celle qui tire son inspiration de la musique des étoiles et celle qui se laisse envahir par la présence des ancêtres... Mémoire du ciel et mémoire de la terre. Mais cette mémoire céleste des stoïciens résistera-t-elle à l'épuisement de l'empire, puis à son effondrement sous la poussée des populations germaines ? Et cette dichotomie entre joueur et jouet du Destin, ce modèle triomphant du sage résigné et néanmoins gouvernant les hommes et le monde, parce qu'il a intériorisé la loi de l'inéluctable, fut-elle dès le début un ciment puissant capable de tenir ensemble la mosaïque des cultures méditerranéennes de l'époque ? Ou est-ce que beaucoup de sujets de l'empire, loin de se laisser piquer au vif de leur honneur à l'idée de n'être que des «jouets» du destin, regardaient cette sagesse des gouvernants comme une originalité intellectuelle de la vie romaine, au même titre que les jeux du cirque et le commerce des esclaves ? Et si l'irruption du monothéisme chrétien au sein de l'empire n'était pas tant le fait d'une offensive de sa part que d'un talon d'Achille dans le pied de l'empire romain, dans ce que nous appellerions aujourd'hui son «système d'intégration». Il est clair en tout cas que le monothéisme va apporter avec lui un élément nouveau : la fidélité à un Dieu unique et donc potentiellement rassembleur... Un Dieu qui promet et qui menace, qu'il est par conséquent difficile d'ignorer. Autre ciment, autre mémoire ! Mais la mémoire héroïque des sages stoïciens refera surface chaque fois que les hommes auront le sentiment que les rênes sont à nouveau entre leurs mains, et qu'il leur suffit de conduire le char comme des dieux pour que le monde s'accomplisse dans son devenir.