Le culte des saints est-il un particularisme de la religion chrétienne ? Auquel cas on pourrait donner raison à ceux qui, en terre d'islam, veulent nous débarrasser de cette «intrusion» ? Il est vrai que, chez les catholiques, le culte des saints est institutionnalisé. A telle enseigne que chaque jour du calendrier est voué à un saint particulier. Mais on n'ignore pas non plus que ce culte a donné lieu à des querelles. Le protestantisme est en grande partie fondé sur le refus du culte des saints, du moins en tant qu'il est susceptible de faire écran au caractère central de la figure du Christ. Or, à travers ce refus, il ne s'estime pas moins chrétien, mais au contraire davantage... En outre, nous savons également que l'Eglise romaine a développé sur cette question du culte des saints une position particulière face à l'accusation d'idolâtrie. Le Concile de Trente, qui intervient immédiatement après la réforme protestante, réaffirme la légitimité de ce culte mais établit une distinction entre ce qu'il appelle le culte de «ludie» et le culte de «latrie». Laquelle distinction rejoint la différence qui existe entre «vénération» des saints et «adoration» de Dieu. Ce que nous savons encore, c'est que le culte des saints est resté un point de litige entre catholiques et protestants, d'autant que ce culte, à travers le thème de l'intercession, à travers l'obtention de faveurs par l'intermédiaire de l'invocation des saints, n'a pas cessé de nourrir les suspicions côté protestant. Aujourd'hui, les autorités de l'église catholique semblent avoir adopté une position médiane sur cette question : elles ne renoncent pas à ce culte, en considérant que les saints confèrent une profondeur historique à la communauté des fidèles et que leur présence dans les mémoires donne corps à une «tradition» de la foi. Mais elles développent une politique de canonisation et de béatification qui tend à faire ressortir une dimension de la sainteté qui la rapproche de la vie ordinaire. Qui l'éloigne donc de l'extraordinaire : des miracles et autres manifestations du merveilleux, par lesquelles se trouvent entretenues les croyances propres à l'idolâtrie. Ainsi les nouveaux «saints» sont-ils des gens qui n'ont généralement pas d'autre chose à faire valoir qu'une vie religieuse dont l'exemplarité, au regard du christianisme, n'a rien pourtant de vraiment inaccessible pour le commun des fidèles. Tout ce qui précède tend à montrer, par conséquent, que l'argument selon lequel le culte des saints relèverait d'une sorte d'influence clandestine du christianisme sur l'islam est un argument faible. Dans l'une et l'autre religion, il y a des dispositions à prendre afin que le culte en général ne glisse pas dans l'idolâtrie. Si ces dispositions sont prises, parce que la doctrine est saine et que l'instance critique de la raison ne se trouve pas chassée des affaires de la pensée, alors le culte des saints cesse d'être un motif d'inquiétude. Si, en revanche, la doctrine est infestée de toutes sortes de croyances extraordinaires, alors, il est vain de mener la guerre aux saints : le mal est ailleurs. Il est intérieur ! Cela ne veut pourtant pas dire que le culte des saints a dans le christianisme et l'islam le même statut. Il est incontestable que la première citée est une religion de la médiation. Le Christ est le médiateur entre Dieu et les hommes, et les fidèles chrétiens, en tant que «disciples» du Christ, reprennent à leur compte cette position, ce rôle de médiation. Cela est d'autant plus vrai en ce qui concerne ceux d'entre eux qui sont des «saints». En islam, toutefois, les saints ne sauraient être autre chose que ceux dont la vie témoigne que, par leurs actes et par leurs œuvres, ils ont consacré l'ordre de l'unicité divine. Cela dépasse ici la profession de foi et engage toute une conduite, faite de renoncements aux biens de ce monde, de passion de cette connaissance qui ramène à Dieu et, en fin de compte, de ce que les soufis appellent le «dhikr» : mot qui est à mi-chemin entre la «mémoire» et «l'invocation». Nulle médiation ici, donc, mais simplement la profonde résolution d'un engagement sur le chemin qui mène vers Dieu et par rapport auquel tout autre chemin se révèle impropre à susciter l'intérêt... On est ici en présence d'une chaîne de la mémoire : de la même manière que le saint fait mémoire de Dieu dans sa vie et agence le moindre de ses actes en fonction de cette pensée commémorante, les adeptes, de leur côté, font aussi mémoire de ce saint et de la vie vouée à Dieu qu'il a menée. On ne se tourne pas vers lui pour s'arrêter sur sa personne comme s'il était le but, mais pour entrer dans la souvenance d'un chemin qui le dépasse, et vers lequel il fait signe par l'exemple de sa vie. Du moins est-ce ici le sens d'un «culte» qui demeure à l'abri de toute folklorisation, de toute dégradation dans des coutumes qui lui sont étrangères. Le saint musulman n'est pas un martyr. Il n'a pas à porter la souffrance d'un Dieu qui s'est incarné en l'homme et qui a traversé l'épreuve de la mort sur la croix. Il n'a pas non plus à faire place dans son être à cette venue de Dieu dans la vie de l'homme. Ce en quoi il doit apporter la démonstration de son exemplarité, c'est sa façon de mobiliser son être pour se tourner vers l'Unique et, ce faisant, d'entraîner avec lui, dans son sillage, tous ceux qui gravitent autour de lui et, au-delà, tous ceux qui font mémoire de lui après sa mort.