Ils ne sont peut-être pas nombreux ceux à qui on demanderait quelle religion était celle de l'Iran avant l'arrivée de l'Islam et qui répondraient qu'elle a été fondée par Zarathoustra quelque mille ans ou plus avant J.C. Car ce nom, depuis qu'il a été repris par Nietzsche dans une de ses œuvres les plus illustres, ainsi parlait Zarathoustra, a connu une nouvelle destinée, philosophico-esthétique et occidentale, alors qu'elle était religieuse et orientale. Tant et si bien qu'on en oublie le personnage original et que l'idée même de se demander ce que l'humanité lui doit en termes d'innovation religieuse ne vient plus trop à l'esprit... Oui, les Sassanides, qui ont régné en Iran de 224 à 651, étaient des Mazdéens, adorateurs du Dieu Ahura Mazda, et la religion mazdéenne représente, sinon une création, du moins une profonde réforme d'une religion indo-iranienne plus ancienne : réforme qui est l'œuvre du génie de Zarathoustra, ou de Zoroastre, que l'on désigne en arabe sous le nom de « zardesht ». Avant les Sassanides, d'autres dynasties importantes ont régné sur l'Iran dont la religion de Zarathoustra constituait le culte en vigueur. C'est le cas des Achéménides, dont il peut être utile de rappeler que leur empire, à son zénith, allait de l'Afghanistan jusqu'aux confins de la... Libye ! Cyrus le Grand (576-529) est la figure emblématique de cette dynastie qui voit le jour en 650 avant J-C et qui disparaît plus de trois siècles plus tard, en 330, en raison des conquêtes d'Alexandre. Aujourd'hui, les adeptes du mazdéisme sont des minorités que l'on retrouve dans de rares coins de l'Iran, surtout du côté de la ville de Yazd, dans le centre du pays : ce sont les Guèbres, et ils seraient au nombre de 30.000 à 50.000. Mais une communauté plus importante existe également en Inde, dont on pense qu'elle est constituée des descendants des Zoroastriens iraniens qui ont fui les persécutions au fil des siècles. Il s'agit de la communauté des Parsis. Dans tous les lieux où perdure le culte zoroastrien se perpétue des rites de purification très caractéristiques, qui marquent le quotidien des hommes à travers les saisons. Dans les temples, des prêtres ont la charge sacrée d'entretenir une flamme, considérée comme une manifestation du dieu révéré : le feu, ici, n'a pas été éteint depuis de longs siècles... Des millénaires peut-être ! Guerriers d'Ahura Mazda Parmi les raisons qui expliquent l'éclipse de cette religion, il y a le fait que la culture de l'écriture ne s'est pas développée assez tôt chez les adeptes, de manière à multiplier les copies des textes fondateurs, c'est-à-dire de l'Avesta en particulier, où se trouvent les enseignements de Zarathoustra. Aujourd'hui, le texte existant, rescapé des conquêtes subies, est un texte que les spécialistes considèrent comme amputé. Alexandre le Grand, qui avait sans doute bien compris ce que représente l'existence d'un texte sacré dans l'unité et la pérennité d'une nation, et voyant que les Perses n'en gardaient que de très rares copies rassemblées dans la capitale religieuse, a porté un coup quasi fatal au mazdéisme en incendiant la bibliothèque de Persépolis, capitale des Achéménides. Mais, déjà, les grands principes universels de cette religion avaient eu le temps de résonner, en dehors même du monde iranien. On raconte même que Pythagore (580 – 495 avant J.C.) aurait subi un enseignement auprès des Zoroastriens... Et si, bien plus tard, Nietzsche, l'auteur de « La Généalogie de la morale » et de « Par delà le bien et le mal », met finalement son enseignement dans la bouche de Zarathoustra, ce n'est bien sûr pas par hasard. Zarathoustra est en effet considéré comme le fondateur d'une pensée qui institue pour l'action de l'homme l'ordre du bien et du mal. Il y a donc une part d'ironie chez Nietzsche, lui dont le surhomme agit désormais « par delà le bien et le mal ». Mais convoquer Zarathoustra lui-même pour le faire parler de la nouvelle façon revient sans doute à inscrire le « renversement des valeurs », cher à Nietzsche, dans la source de ces valeurs... Manœuvre stratégique ! Comme si la vocation ultime du bien et du mal était, après avoir régné dans la conscience de l'homme, de laisser place à une pensée plus libre... Tel est en tout cas le point de vue nietzschéen. Pour Zarathoustra, il s'agit de se vouer, selon une formule consacrée, à la bonne pensée, la bonne parole et la bonne action, de manière à ce que ces mouvements soient comme des prières en l'honneur du dieu Ahura Mazda. Or Ahura Mazda, dieu de lumière, se trouve depuis la nuit des temps opposé à une autre divinité, vouée à la destruction : Angra Mainyu (ou Ahriman). En sorte que faire le bien c'est, pour ainsi dire, s'engager sous la bannière d'Ahura Mazda et combattre avec lui et pour lui les forces du mal. Il s'agit d'apporter la contribution de ses propres forces pour le triomphe final d'Ahura Mazda, qui est promis pour la fin des temps, mais pour lequel l'engagement de chacun est nécessaire. Modèles monothéistes La question se pose ici de savoir ce qui justifie que l'on attribue à Zarathoustra l'invention du bien et du mal. Nous savons que le texte de la Bible évoque la « connaissance du bien et du mal » dans ses tout premiers paragraphes, à propos de la création de l'homme et de sa sortie du paradis. Toutefois, nous savons aussi que la religion juive ne confère pas au mal une puissance autonome et active : le mal n'est ici que l'abandon par l'homme de cette alliance originelle qui le lie à Dieu et en vertu de laquelle il vit sur terre en qualité de roi et d'image de Dieu. D'autre part, il n'existe pas face à Dieu une autre divinité, ni auxiliaire ni, encore moins, adverse, qui pourrait incarner la puissance du mal dans le monde. L'adepte de la religion juive ne se donne pas d'autre devoir que la fidélité à l'alliance, reprise et réaffirmée à travers le thème de la promesse faite par Dieu à Abraham. S'il y a un mal, il se résume, au fond, à l'oubli de l'alliance, à son reniement. Dans la religion mazdéenne, le mal désigne les forces de destruction qui s'acharnent sur la création. Même si le mazdéisme constitue une forme de monothéisme, il y a bien deux puissances, face auxquelles l'homme est appelé à faire son choix... On pourrait considérer, à ce propos, que l'islam, et le christianisme avant lui aussi, par l'importance qu'ils accordent au thème du diable, opèrent un certain rapprochement par rapport au schéma mazdéen. Sauf que le diable, dans ces deux religions, n'est pas une puissance cosmique, seulement un esprit mauvais qui tente d'attirer l'âme humaine loin de la fidélité à Dieu. Il ne se tient pas dans l'attitude de l'adversaire qui pourrait par sa propre puissance constituer un territoire propre : lequel, en toute logique, marquerait les limites de la puissance de Dieu. Non, cela n'est pas possible, car le Dieu de la tradition abrahamique est un dieu absolument omnipotent : rien ne limite son domaine et sa puissance. En réalité, le diable n'est pas ici autre chose que le visage ou le mirage du néant, prenant ainsi les apparences de l'être, et attirant vers lui le fidèle : l'illusion de sa puissance est toute sa puissance d'illusion... La religion de Zarathoustra, elle, met l'homme dans une posture différente et face à une perspective différente : faire le bien, c'est occuper un territoire en consacrant des pensées, des paroles et des actions, tout en ayant en vue le camp adverse et en ayant soin de le combattre et de ne jamais y passer, en traître. Dans toutes les occasions de la vie, le fidèle se trouve face à l'obligation de renouveler son choix en faveur du bien : il y va de son propre salut comme de celui du monde. Les gestes de la vie religieuse représentent, de ce point de vue, une façon de régénérer ou de renouveler l'engagement fondamental pour la cause du bien, qui est aussi la cause du dieu Ahura Mazda ainsi que celle de la lutte contre Angra Mainyu. Oubli de l'épopée, sclérose de la morale Cette situation de combat cosmique, auquel tout homme est invité à prendre part en faveur du bien en se rangeant sous le commandement du dieu de lumière, met l'homme dans la position de développer la faculté morale qui consiste à faire triompher le bien sur le mal. Le fidèle porte sur lui cette responsabilité qui lui confère, au fil du temps, un savoir-faire pour distinguer ce qui relève du bien et ce qui relève du mal... Un savoir-faire et une autorité morale, dont une certaine dimension qu'on appellerait aujourd'hui « écologique » n'est pas absente. On raconte d'ailleurs que Zarathoustra était à la fois végétarien et opposé aux sacrifices animaux. C'est l'intériorisation inconsciente de ce savoir, conjuguée au lent effacement ou au brouillage dans les esprits de l'épopée cosmique qui soutient et donne sens à cette connaissance du bien et du mal, qui peut figer l'esprit du fidèle zoroastrien dans des comportements de plus en plus stéréotypés et par faire de lui un être aux instincts censurés et soumis à la tyrannie de sa mauvaise conscience : phénomène d'usure que l'on retrouve partout où il existe une culture morale ancienne, devenue poussiéreuse en quelque sorte, et dont les effets ont amplement nourri la critique nietzschéenne. Bien sûr, Zarathoustra ne fut pas le seul fondateur de religion à instituer une morale du bien et du mal, qui est autre chose et beaucoup plus qu'un simple système de prescriptions rituelles et de tabous. Mais il est certainement celui qui a opéré une coupure nette au sein de l'histoire religieuse, en conférant au fidèle le devoir et le pouvoir de choisir entre le bien et le mal... le bien contre le mal !