«C'est bel et bien en termes politiques que se posent aujourd'hui les problèmes régionaux en Tunisie. Et c'est dans ces termes avant tout qu'ils doivent être appréhendés» Les visites sur le terrain dans la région du Nord-Ouest et particulièrement à Jendouba et Bousalem, touchées par les inondations, effectuées par le chef de gouvernement Habib Essid et ses ministres ont, certainement, permis de constater les dégâts occasionnés par les dernières pluies et de relever les difficultés que vivent les habitants de cette région. Mais si cette politique imposée par Essid à ses ministres n'a rien à voir avec la politique spectacle à connotation propagandiste, l'image de ces ministres débarquant à Jendouba entourés de gardes surarmés, ne fait pas bonne impression. Certes, la région est en proie à une recrudescence du phénomène du terrorisme, mais on aurait pu cacher les images de ces armes qu'on ne saurait voir. Ceci pour l'impression. Approche basée sur l'aspect économique Les inondations qui ont affecté le pays ne sont pas les premières et risqueraient de ne pas être les dernières. Le phénomène est récurrent et au cours du siècle dernier, la Tunisie et particulièrement le Nord- Ouest ont subi les effets dévastateurs des précipitations et des crues des oueds. Pendant les années 1902, 1931, 1937, 1959, 1962, 1964 et 1973, d'énormes quantités de pluies sont tombées sur tout le territoire et ont provoqué plusieurs dégâts. Mais ni ces inondations ni celles qui ont touché le Nord-Ouest lors des dernières années, dont la toute derrière, n'ont quelque chose de comparable avec celles de 1969. Une véritable catastrophe nationale et une dizaine de gouvernorats sur 13 à l'époque ont été plus ou moins touchés et certains d'entre eux furent proclamés zones sinistrées. Le journal La Presse déplorait, dans son édition du 27 novembre 1969, «542 morts, 70.540 maisons détruites et 303.974 sans-abri». Ceci pour l'histoire, car depuis, plusieurs précautions ont été prises pour prévenir et empêcher que de telles catastrophes ne se reproduisent, mais au fil des années, elles se sont avérées insuffisantes. Le Nord-Ouest, comme d'ailleurs plusieurs autres régions du pays, n'a pas bénéficié d'une attention particulière depuis l'indépendance du pays, bien que les disparités régionales aient, de tout temps, constitué un souci majeur pour les gouvernements successifs, sans pour autant arriver à mettre en place une véritable stratégie de développement. « La fracture territoriale entre nos régions défavorisées de l'intérieur et le littoral a été entamée depuis bien longtemps. La vérité n'est jamais bonne à entendre, mais elle est toujours bonne à dire dans une démocratie fière», disait, déjà, le nouveau président Béji Caïd Essebsi dans le Livre blanc édité par son gouvernement en 2011. Mais l'approche a, toujours, été basée sur l'aspect économique, en escamotant «les aspects politico-institutionnels» comme l'écrivait Ezzeddine Moudoud dans «L'impossible régionalisation jacobine et le dilemme des disparités régionales en Tunisie». Pourtant, c'est la politique qui a, depuis les premières années de l'indépendance, tout guidé, traçant les grandes orientations dans tous les domaines et initiant les grandes réformes. Au fil des années, les disparités entre les régions se sont approfondies, au point de devenir criardes. Ce qui n'a pas été sans répercussion puisque les mouvements sociaux qui ont, souvent, dégénéré en soulèvements et émeutes ont, depuis la révolte d'Ali Ben Ghedhaham, menée en 1864 contre le pouvoir beylical, éclaté dans les régions déshéritées du Sud, du Centre et du Nord-Ouest. Population paupérisée et déracinée Dans une lettre publiée dans La Presse et adressée à Béji Caïd Essebsi et aux nouveaux gouvernants, un diagnostic de la région a été fait en mettant le doigt sur les vrais problèmes mais aussi sur les atouts du Nord-Ouest qui regroupe quatre gouvernorats : Le Kef, Jendouba, Béja et Siliana. Il est l'une des régions qui n'ont pas bénéficié d'une véritable stratégie de développement basée sur une approche rationnelle tenant compte des atouts naturels et des ressources humaines. Couvrant une superficie d'un peu plus de 16.000 km2, soit environ 10% de la superficie totale du pays, le Nord-Ouest assure plus de la moitié (60%) de la production céréalière nationale, renferme 75 % des réserves en eau et dispose de 40% des ressources forestières du pays. Des richesses naturelles qui font de la région «le château d'eau, le grenier et le poumon de la Tunisie ». Son sol a recelé, jusqu'à un passé récent, des richesses considérables en zinc, phosphate, plomb, fer, barytine. Plusieurs sites miniers, maintenant fermés, ont longtemps constitué de véritables recours pour une population à la recherche d'emplois stables. Aucune stratégie de substitution n'a été initiée pour remplacer ces gisements. La proximité de la forêt et de la mer, Aïn Draham et Tabarka notamment, et une archéologie qui témoigne d'une histoire fort ancienne, numide, carthaginoise et romaine devaient assurer à la région un avenir touristique prometteur. Des noms comme Sicca Veneria (Le Kef), Mdaina, Bulla Regia, Mactaris (Makthar), Dougga, de son nom antique Thugga, la table de Jugurtha (Kalâat Senen)... qui témoignent de la présence d'anciennes civilisations, sont peu connus et très peu visités. En même temps, de toutes les régions de la Tunisie, c'est celle où «la population a été la plus paupérisée et la plus déracinée». En 1980, la population des quatre gouvernorats représentait 16% de la population totale du pays. Trente-quatre ans après, elle ne représente, selon le dernier recensement général de la population de mai 2014, qu'un peu plus de 10%, soit un million 180 mille habitants sur un total de 10 millions 982 mille que compte la Tunisie. Le Kef, Siliana et Jendouba ont connu une diminution notable de leur population, alors que le nombre des habitants de Béja est resté stable. L'explication se trouve dans l'exode massif vers les grandes métropoles, Tunis surtout, mais aussi vers l'étranger, lequel exode s'est accéléré tout le long des trois dernières décennies au point que la région connaît le plus faible taux de croissance du pays avec 0,7 % contre 17,1 % pour le Grand-Tunis par exemple. Infrastructure de base inhibitrice et capital humain peu valorisé Au lendemain de l'indépendance, la population du Nord-Ouest était à 85% rurale. C'est pourquoi la région a bénéficié, essentiellement, de trois programmes de développement: la sauvegarde du milieu écologique avec la lutte contre l'érosion et la protection des zones forestières, la mise en place de programmes de scolarisation et de santé publique et la modernisation de l'agriculture avec la transformation des anciennes fermes coloniales en coopératives de production. Côté industrie, la région n'a pratiquement bénéficié d'aucun effort, avec, seulement, la création en 1960 d'une modeste usine de sucre à Béja et un peu plus tard, en 1980, de la cimenterie Oum El Klil à Tajerouine. Ce qui a, énormément, handicapé le développement industriel de la région et les quelques entreprises privées de petit format génératrices de peu d'emplois qui n'ont pas réussi à avoir «un effet d'entraînement et de croissance régionale» relevait, déjà en 1986, Habib Attia dans une étude intitulée «Problématique du développement Nord-Ouest tunisien». L'infrastructure de base, par ailleurs inhibitrice et paralysante parce qu'elle ne s'est pas développée de manière soutenue, a fait que les efforts d'investissement sont restés modestes eu égard aux énormes difficultés de transport, notamment, qui font que la région n'attire pas les gros investisseurs tunisiens ou étrangers. Il a fallu attendre plus de 50 ans pour que le Nord-Ouest soit doté d'un tronçon de 66 kilomètres d'autoroute et un début de modernisation du réseau de transport ferroviaire. Aussi, faut-il rappeler qu'à l'époque, le ministre de l'Equipement s'était opposé à la construction de l'autoroute parce qu'il la jugeait peu rentable. De même, les modestes investissements sociaux se sont avérés insuffisants pour améliorer la qualité de vie des habitants et réduire un chômage de plus en plus persistant et endémique avec, actuellement, des pics de près de 45% parmi les jeunes, un taux de pauvreté des plus élevés et une paupérisation du monde rural. La scolarisation massive n'a pas suffi à réduire les inégalités avec les autres régions et les gouvernorats de Jendouba et Siliana ont, souvent, figuré en bas du tableau de classement des résultats des examens nationaux et notamment le baccalauréat. Deux indicateurs suffisent à illustrer ces inégalités, un bachelier du Nord-Ouest a 0,7% de chance d'accéder à une filière médicale contre une moyenne nationale de 1,7 %, et 6,3 % de chance d'accéder à une filière d'ingénieur contre une moyenne nationale de 8 %. «Les régions défavorisées ne connaîtront pas de réel développement sans le développement de leur capital humain, et il ne servira pas à grand-chose de «greffer» des projets à coups d'investissements si ces régions ne disposent pas d'un capital humain capable de mener le développement» ( Mohamed Hedi Zaiem : «Les inégalités régionales et sociales dans l'enseignement supérieur» — Institut arabe des chefs d'entreprise). Les compétences, même parmi les enfants de la région, rechignent, pour la plupart, à s'y installer, la privant d'un apport de développement certain. En plus d'un manque de solidarité et d'une quasi absence de vision prospective. Une université, censée constituer un moteur de promotion, a été créée en 2003 à Jendouba et dont la mise en place a été confiée à un enfant de la région, en l'occurrence l'universitaire Mustapha Nasraoui qui a fait ses preuves à la tête notamment de l'Institut supérieur de travail, et auteur de plusieurs études sur la pauvreté et la précarité et vient de publier un livre sur la migration clandestine. Elle est passée de cinq établissements relevant auparavant de l'Université de Tunis à treize en 2010 avec la création d'institutions innovantes (informatique, arts et métiers, biotechnologie, musique, langues appliquées...) réparties dans les quatre gouvernorats. Toutefois, cette université a rencontré beaucoup de difficultés inhérentes, essentiellement, à la vocation de la région où il y a peu d'entreprises économiques dans lesquelles les étudiants pourraient effectuer leurs stages. En plus de cela, la désaffection montrée par certains enseignants, surtout parmi le corps A (professeurs et maîtres de conférences), qui rechignent de s'y installer faute de structures de recherche, de centres de loisirs voire de logements, ce qui l'a privée d'un apport certain. D'où les demandes de mutation vers les établissements des villes côtières. L'absence de pôles technologiques n‘a pas, non plus, permis à cette institution d'être en symbiose avec l'innovation technologique. De même, à cause du chômage endémique qui affecte la région, les diplômés de cette université émigrent vers la capitale et les villes côtières, ce qui prive la région d'une valeur ajoutée. Des caractéristiques communes Sur le plan politique, la région du Nord-Ouest n'a pas, non plus, été privilégiée. Depuis le premier gouvernement Bourguiba, en avril 1956, elle n'a fourni qu'une quinzaine entre ministres et secrétaires d'Etat. Certes, un membre de gouvernement ne représente pas une région, mais, comme tout être humain, il a un faible pour sa terre natale à laquelle il se sent toujours attaché et pour laquelle il n'hésite pas à faire du lobbying auprès de ses collègues et à la privilégier au détriment d'autres. L'élément régional, faut-il le rappeler, a constitué, pour Bourguiba, un des critères les plus importants dans le choix des ministres. Mais ni lui, ni son successeur n'ont réussi à réaliser une représentativité équitable au niveau des gouvernements successifs, pas plus que les gouvernements de transition, favorisant des régions au détriment d'autres. «Et il est notoirement connu que la ou les régions qui monopolisent le pouvoir exécutif sont les mieux nanties sur les plans politique, social et économique» ( Mounir Charfi, «Les ministres de Bourguiba»). Et pourtant! Le Nord-Ouest présente des caractéristiques communes qui permettent d'approcher de manière efficace un développement intégré au niveau de l'ensemble de la région. L'équilibre régional nécessite une nouvelle vision du modèle de développement. Et c'est au gouvernement de montrer l'exemple en initiant un modèle de développement qui prenne en compte les atouts de la région et ses potentialités en ressources humaines et naturelles et leur valorisation optimale. Avec des secteurs comme l'agroalimentaire, les carrières, les mines (Sra Ouertane attend encore d'être exploitée), mais aussi le tourisme avec le pôle Aïn Draham-Tabarka, elle peut prétendre à une véritable «stratégie de développement» s'inscrivant dans le long terme et participant d'une approche prospective et efficiente et non «d'une approche misérabiliste qui s'inscrit dans une optique de sauvetage». Dixit Chadli Ayari. Il est impératif, en effet, de valoriser le potentiel dormant de la région qui n'a pas, jusque-là, été suffisamment exploité et exploré. «La croissance démographique est négative et la région connaît un appauvrissement au niveau de ses ressources humaines», explique Kamel Ayadi le président du Centre de réflexion stratégique pour le Nord Ouest. Le développement régional qui est, aujourd'hui, remis sur la table et revient à l'ordre du jour, mérite d'être appréhendé avec plus de sérénité et de rationalité. C'est pourquoi le moment est venu de repenser le développement régional et l'orienter vers plus d'équilibre et d'équité. Equilibre et équité au niveau économique, social et politique, cela s'entend. Parce que « c'est bel et bien en termes politiques que se posent aujourd'hui les problèmes régionaux en Tunisie. Et c'est dans ces termes avant tout qu'ils doivent être appréhendés».