Par Mohamed KOUKA Socrate, c'est ce philosophe grec condamné à mort pour ses idées. Le premier martyr de la libre pensée, peut–on affirmer. Mais lui, ne se considérait pas du tout comme philosophe. Il proclamait sans cesse son ignorance; il disait ne savoir qu'une chose, c'est qu'il ne sait rien. A vrai dire, il ne s'agit pas là d'une attitude, d'un parti pris artificiel mais d'une sorte d'humour qui refuse de prendre totalement au sérieux aussi bien les autres que soi-même, parce que, précisément, tout ce qui est humain, et même tout ce qui est philosophique, est chose bien peu assurée, dont on ne peut guère s'enorgueillir. Socrate peut s'adresser, et il le faisait volontiers, aux profanes qui n'ont qu'un savoir conventionnel, qui n'agissent que sous l'influence de préjugés sans fondement réfléchi afin de leur montrer que leur prétendu savoir ne repose sur rien. Mais il s'adresse surtout à ceux qui sont persuadés par leur culture de posséder «le» savoir, les aristocrates du savoir, c'est-à-dire les maître de vérité qui opposent leur savoir à l'ignorance de la foule. C'est à ciel ouvert, sur la place publique, que Socrate philosophe flânait, pour l'essentiel sur l'agora, à la rencontre de Monsieur-Tout-le monde n'hésitant pas à débattre d'un problème de géométrie avec un esclave...Il était en avance sur notre temps... L'affaire du professeur Si Mohamed Talbi m'a fait penser à l'odyssée de Socrate et à la démocratie du savoir. L'intervention du professeur à la télévision est absolument remarquable de pertinence, d'audace, de jeunesse, oui, de jeunesse, car l'esprit n'a pas de limite d'âge. Comment ne relève-t-on pas l'œil malicieux et le sourire ironique du Professeur? On peut ne pas partager son point de vue — encore que — mais on ne peut l'accuser aussi facilement de sénilité, de légèreté, comme l'ont fait, honteusement, quelques esprits mal outillés, mal informés, mal goupillés, mal éduqués. Nous avons changé de paradigme institutionnel, de paradigme politique, mais l'esprit rance demeure recroquevillé sur ses vieux repères, ses vieux réflexes, ses vieux démons. Parmi les réactions, certaines n'étonnent guère, à l'instar de celle venant de la part du Cheikh vice-président de l'Assemblée du peuple, lui, le détenteur d'un savoir gnostique, gardien d'une certaine culture traditionnelle petite bourgeoise, et qui appelle Mohamed Talbi à plus de réserve. Ne faudrait–il pas, plutôt, suggérer au Cheikh, d'inviter son ami El Karadhaoui, dont l'oukase de ralliement est «tu crois ou tu meurs !», à plus de retenue dans ses prises de position moyenâgeuses, régressives et obscurantistes? Il s'agit en vérité d'un problème culturel. Le problème, c'est de favoriser l'accès de chacun à une plus effective citoyenneté, c'est encore une fois la rencontre entre les hommes qui devient le problème numéro un. Et par exemple la rencontre du savant, de l'artiste, de l'intellectuel avec le simple quidam (exclu du débat par la volonté de notre Cheikh). La tentative de mettre cet homme en rapport avec leurs moyens d'expressions respectifs, afin qu'il puisse leur opposer ses propres exigences, ou s'inspirer des leurs pour affronter ses propres difficultés. Emmanuel Kant invite à l'exercice public libre, sans restriction, de la raison. Il revendique le droit au libre usage de la raison, quand on s'adresse au public élargi de la société universelle.