Avec l'inattendue, mais somme toute compréhensible, désaffection des foules qui ne semblent plus attirées, comme auparavant, par le théâtre de Carthage, ni même par les galas de variétés programmés, on aurait parié sur la présence d'une poignée de spectateurs pour le récital instrumental du Turc Husunu Senlendirici qui avait, de surcroît, lieu un dimanche soir, qu'on sait peu tentant pour les veillées, chez nous. On aurait perdu notre pari, nous l'admettons… En effet, sans faire le plein, ce clarinettiste d'exception a drainé quand même ses trois-quatre mille personnes, des jeunes en majorité, qui le connaissaient, à l'évidence, très bien, puisqu'ils ne cessaient, enthousiasmés, de revendiquer tel morceau ou tel autre de son répertoire. Accompagné de quatre instrumentistes (guitare basse, guitare acoustique, qanoun et batterie), Husunu a fait tout simplement sensation. Décontracté, sûr de lui et communiquant son plaisir de jouer, il a emballé son auditoire tant par sa performance propre que par les airs choisis, dont plusieurs de sa propre composition. Tantôt discrète, tantôt omniprésente, sa clarinette criait la joie de vivre, chuchotait mots d'amour, livrait complainte et compassion, avec une égale émotion et dans une rigoureuse perfection. Le plus extraordinaire, c'est que les notes semblaient couler de source, fluides, spontanées et harmonieuses. Rythmés ou langoureux, les morceaux auxquels nous avons eu droit, étaient indubitablement orientaux (entendre turcs) de fond, souvent vaguement jazzy d'ambiance et certainement universels de dimension. Et c'est ce mélange, fort réussi, qui fait le succès de Husunu, reconnu dans son pays, en Occident, dans plusieurs pays arabes et même au-delà. Aussi, n'était-il pas étonnant que le public de Carthage, jeunes et moins jeunes confondus, adhérât sans réserve au programme qui lui était proposé. Lotfi Bouchnaq, présent dans l'enceinte du théâtre romain de Carthage, nous déclarera impressionné : «Dieu, quelle musique et quelle exécution!». Il ne visait pas le seul artiste-vedette, mais l'ensemble de son groupe. En effet, les quatre musiciens accompagnant Husunu ont fait preuve d'une haute virtuosité, notamment le bassiste et surtout le qanounji (cithariste), auteur d'une performance, époustouflante de justesse et de créativité. Dompté, son instrument obéissait et rendait tous les sons et toutes les notes, y compris les plus impossibles, que son «maître» lui demandait des doigts comme de la paume de ses mains (!!). De la haute voltige. A propos de ce musicien, disons qu'il était le seul du groupe à maîtriser un peu l'arabe (le dialecte égyptien, devons-nous préciser) et, qu'à ce titre, il a servi d'interprète à Husunu qui a tenu à saluer «le grand chanteur arabe Lotfi Bouchnaq», d'après ses propres dires, ainsi que Saber Rebaï, lui aussi présent avant-hier à Carthage, prouvant au-delà du raffinement de son goût que la dimension coloriée et recherchée de son répertoire n'est pas venue de sa seule connaissance de la musique tunisienne et arabe, ni de son talent uniquement, mais d'une ouverture sur d'autres expériences du monde. En tout cas, Husunu, qui nous a enchantés, méritait largement le déplacement de nos deux stars.