Par Azza Filali La situation sociale qui règne dans le pays est pour le moins préoccupante. Au terme de cent jours du gouvernement Essid (bouclés le 15 mai), les grèves pleuvent, n'épargnant aucun secteur : juridique, personnel de santé, transport ferroviaire, etc. La nouvelle donne est que certaines de ces grèves n'attendent plus l'aval de l'Ugtt, qui vient d'annoncer sa désolidarisation avec les conducteurs de train, en grève depuis quatre jours. En coulisse, des pourparlers parallèles présagent une résolution prochaine de la crise des transports, mais celle-ci n'est qu'un problème parmi une multitude. Les sit-in et les grèves de la faim, entrepris à Menzel Bouzaiane par les diplômés chômeurs, se poursuivent et certains d'entre eux sont régulièrement transportés vers l'hôpital de Kasserine pour recevoir les premiers soins. Une autre grève du personnel paramédical des hôpitaux semble prévue pour les 21, 22 et 23 mai, ce qui signifie une totale paralysie du secteur de la santé publique, contribuant encore plus à son effondrement. Le point névralgique du mécontentement dans le pays est sans conteste le bassin minier, et les décisions prises par le Conseil ministériel tenu sur les lieux ne semblent pas avoir eu l'assentiment des protestataires grévistes ni ramené le calme dans la région. D'après l'association « I Watch », sur la ribambelle de promesses annoncées par Habib Essid et son équipe, très peu ont vu le jour. Ce qui est encore plus navrant est que les mesures immédiatement applicables, comme la hausse des subventions aux familles nécessiteuses, n'ont pas été mises en pratique. Il est vrai que le Premier ministre et certains de ses collaborateurs ont sillonné le pays, organisant des réunions en contact direct avec les citoyens, mais ceux-ci sont fatigués par les « bonnes paroles » des dirigeants. Il est vrai aussi que les chantiers sont immenses et que M. Essid a essayé à travers ses déplacements de dégeler des projets qui attendaient très peu pour démarrer ou qui étaient embourbés dans des tracasseries de logistique administrative. Pourtant, à voir ce qui se passe dans le pays, tous ces efforts et cette bonne volonté n'ont pas été suffisants. Il faut dire que M. Essid hérite du passif de quatre années de révolution où bien des Tunisiens ont vécu d'attentes, de misère et de belles promesses. Mais, les promesses faites en 2012 par les premiers gouvernements avaient, pour elles, le goût des débuts, de sorte que les gens y ont cru. Depuis, ils ont accumulé les déceptions... sans doute attendaient-ils trop et trop vite, mais le fait est là. On ne peut ni ne doit promettre en 2015 comme on le faisait en 2011 ou 2012, car il existe un crédit de confiance et de « crédulité » qui s'est peu à peu épuisé. Les gens, désormais méfiants, croient difficilement à ce qu'on leur promet et se révoltent plus vite et plus fort qu'avant. Sans doute, M. Essid aurait-il dû être plus « parcimonieux » dans ses promesses électorales... Une autre donnée rend compte de l'instabilité sociale qui règne à travers le pays. Il semble exister une lassitude nouvelle à l'égard des politiques, de leurs programmes et de leurs promesses. Les ardeurs révolutionnaires sont loin derrière et la mobilisation de la société civile n'est plus ce qu'elle était. Une sourde colère, un « y en a marre généralisé » anime les êtres. Le Premier ministre a déçu, le président de la République a déçu plus encore : confiné dans son palais, exécutant au pied de la lettre ses prérogatives, sans les dépasser d'un iota, il donne l'impression d'un outsider dans un spectacle qui se déroule sans lui et auquel il n'intervient qu'occasionnellement. Ce respect des prérogatives présidentielles accordées par la constitution est certes louable, mais il n'exclut pas d'insuffler une atmosphère nouvelle, d'être plus présent dans les grandes crises, comme celle du bassin minier qui s'éternise et pourrit toute la région. A tort ou à raison, M. Béji Caïd Essebsi a été élu en grande partie en raison de son charisme et de l'espoir qu'il avait suscité de créer une atmosphère politique où le président, sans dépasser ses prérogatives, interviendrait de manière plus active et plus fréquente en assistant à certains conseils des ministres et surtout en s'adressant régulièrement au peuple pour évoquer les problèmes de cherté de la vie, de chômage, de maigres salaires auxquels les citoyens sont confrontés quotidiennement. Au lieu de cela, que trouve-t-on ? Un responsable modèle, enfermé dans son rôle ( et son palais), répondant de façon sibylline et peu convaincante aux journalistes d'une chaîne télévisée privée, venus l'interviewer. A l'inverse de M. Essid qui a trop promis et se retrouve pris au piège de ses promesses, M. Caïd Essebsi semble métamorphosé par son habit de président, habit à la fois raide et protocolaire, qui le fige et le déleste de cette verve et de ce charisme qui étaient ses principaux atouts. Au terme de cent jours de la seconde République, deux questions s'imposent : la première a trait à la charge présidentielle : est-il possible qu'elle change autant un être en cent jours ? L'autre question étant « un Premier ministre peut-il, avec le peu de moyens dont dispose le pays, venir à bout des agitations qui affectent quasiment tous les secteurs? Peut-il surtout agir sur la désillusion qui, tel un raz-de marée, a envahi les Tunisiens ? »