Pour celles et ceux qui ne connaitraient pas encore Tahar Bekri, précisons qu'il est né à Gabes, qu'il vit en France depuis 1976 et qu'il est Maître de conférence honoraire à l'Université Paris-Nanterre. Mais surtout qu'il est poète.Poète bilingue, ayant à son actif une œuvre abondante qu'il écrit directement en arabe ou en français selon les contraintes intérieures et en fonction des mystérieuses exigences des circonstances. Son dernier livre «Désert au crépuscule» qui vient de paraître aux éditions AlManar est écrit en français, à Paris entre 2015 et 2018. Il s'agit d'un petit fascicule dont la magnifique couverture due à Abdallah Sadouk abrite, tel un écrin, une cinquantaine de pages. Petit fascicule, certes, mais on le sait, la qualité en poésie ne se mesure ni au poids ni au nombre de pages. Ce qui compte, ce sont les mots, les images et le rythme et ils sont tous les trois présents dans Désert au crépuscule. Ce long poèmedontle titre ressemble à celui d'un tableau, estcomposé de quarante etune strophes – à la fois autonomes et solidaires de l'ensemble - dont chacune est composée à son tour d'une dizaine de vers. La double généalogie Acculé à l'exil par la répression bourguibienne qui sévissait impitoyablement dans les années soixante-dix, Tahar Bekri a trouvé refuge dans deux patries, deux langues: l'arabe et la française. Mais que ses poèmes soient écrits dans l'une ou l'autre, on se trouve irrémédiablement face à une langue tierce, «la langue du poète »qui puise dans les deux sources. En effet, le lecteur reçoit comme des échos de la grande tradition poétique arabe, celle de la «quassidat» et de la «Mou'allaquât». Il en reconnait les thèmes récurrents: le désert bien sûr, le mirage évidemment mais aussi les ruines et la caravane et lestraces ducampement qui sont autant de signes du passage de la bien-aimée, témoignant de son éloignement et de son absence.Ce réseau thématique et auchamp lexico-sémantique ajoutés aux mots d'origine arabe tels Razzia, ghazoua, mawwâl, Mou'allaqât, rabâb…contribuent au tissage d'unautre texte sous le texte manifeste, un «palimpseste» qui renvoie à l'identité originelle et à la langue maternelle… Cependant, cet héritage n'est nullement abordé de manière traditionaliste, il est au contraire détourné et subverti par des vers libres et libérés de l'obligation des rimes et de toute contrainte métrique: Vous campements Abandonnés aux feux du crépuscule … Et vous amas de pierres Las de soutenir les sépultures … Et vous bien-aimées Aux visages Jalousant le croissant de lune Ils ont volé vos rires vos airs festifs Vos bracelets sonores Par ailleurs la division déjà mentionnée en 41 parties sans autre titre qu'un chiffre romain fait penser aux divisions des épopées d'Homère, mais la répétition presque systématiquede l'expression« vieux désert »renvoieexplicitement au« Vieil océan » qui ouvre chacune des huit strophes du 1er chant des Chants de Maldoror de Lautréamont Les derniers des barbares La référence au Maldoror est renforcée par la dénonciation des forces du mal qui sèmentla haine, la guerre, la mort et la destruction. Le vieux désert apostrophé est peuplé de «chacals», de «scorpions», d' «épouvantails» …il est hanté, selon l'expression de Spinoza, par Ultimi barbarorum. Ces «derniers des barbares», terroristes, partisans de Daech et autres fanatiques, plongent l'Arabie jadis heureuse dans le malheur et le deuil, enlaidissent les paysages par où ils passent et réduisent leurs frères soit en réfugiés: Dis aux réfugiés sans refuges Qui emplissent les camps de fortune Nouveaux voisins de la déchirure Vous vous multipliez Sans devenir Soit en esclaves : Ils asservissent des frères Noirs Captifs du rêve de survie Vendus au marché de la honte De quelle ethnie de quelle religion sont-ils Maîtres de la nausée et de la vilénie Ces « ennemi(s) de l'humanité entière », sèment la mort et le deuil partout : Charlie Hebdo Le Bataclan Hyper Cascher Marseille Nice Rouen Djerba Sousse Le BardoTunis Londres Manchester Sidney… Et la liste n'est pas exhaustive, elle s'allonge sur toute une page à la fin du livre formant ainsi l'ultime et la plus longue strophe. La poésie e(s)t la vie Le poète ne fait pas que contester, il ne fait pas que se soulever, il exalte la vie des humbles et leur l'humanité. Ainsi évoque-t-il ce: « Grand-père comme Ghandi / Se nourrissant de peu / Lait de chèvre et semoule rare», il se souvient de la «Palmeraie nourricière / Des pauvres», il chante la beauté les lieux magiques de l'enfance: Je t'aimais Oasis bordant la mer de mes dix ans Tu étais la houle Et j'étais l'écume légère Tu étais la sève Et j'étais la veine du vent Cette harmonie passée entre les Hommes, cette osmose révolue entre les êtres, les lieux et la nature, condamne par contraste la laideur ambiante et la violence présente partout dans le monde et particulièrement dans celui dit arabe. Ce faisant, elle remet en mémoire «un âge d'or» et laisse à la fois poindreun espoir car ce qui a existé une fois reste faisable et possible. En attendant, le lecteur peut entrevoir sa réalisation dans le poème.
Tahar BEKRI, Désert au crépuscule, éditions Al Manar, 2018, 52p, 15€