“Etre déchu de sa citoyenneté c'est être privé de son appartenance au monde;c'est comme revenir à l'état sauvage, à l'état d'homme des cavernes… Un homme réduit à cette seule condition d'homme perd jusqu'aux qualités qui permettent aux autres de le reconnaître comme un des leurs… il peut vivre et mourir sans laisser de trace, sans apporter la moindre contribution au monde commun”.
Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme
Les terroristes tunisiens ayant pris part aux conflits en Syrie, en Irak, en Libye ou ailleurs ont, en effet, choisi de revenir à l'état sauvage, à l'état de l'homme des cavernes. Ces mêmes Tunisiens ont commis les crimes les plus abominables et les plus réprimés par le droit international ; des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Ils ont choisi de sortir de la condition humaine, de renier leur patrie, leurs familles et de se consacrer à ce qu'ils considèrent comme une cause.
Aucune loi, aucune morale ne peut justifier ces crimes. Aucune rationalité ne peut aussi aider à les expliquer.
De ce fait, la jeune Tunisie démocratique connait aujourd'hui l'un des plus grands défis : comment affronter les hordes de terroristes qui, d'une manière ou d'une autre, seront sur notre territoire ?
Nous estimons qu'il y a au moins deux manières de faire. La première consistera à agir en dehors de toute normativité juridique. Nous entendons ici et là des critiques du droit, de la constitution et même des juristes qui défendent la suprématie de la constitution. Selon cette approche, le moment est grave et il serait dangereux de vouloir s'attacher à des formalités juridiques qui profiteront au final aux criminels. Bref, ces gens nous disent que nous pouvons vivre dans un Etat en dehors du droit ! Vu l'énormité de ces propos nous rappelons simplement que l'Etat de droit reste indivisible. Il n'est ou il n'est pas. Nous rappelons que l'Etat est impensable, il est même impossible, sans droit, qu'une constitution est la loi suprême dans un Etat et que nous en avons besoin précisément aux moments les plus critiques de la vie d'une nation : c'est notre contrat social.
Si nous sommes d'accord sur cela nous pouvons examiner la question du retour des terroristes sous l'angle du droit, loin des discours populistes et démagogues. Partons d'un constat : voulant répondre à l'appel de la rue, les députés du parti Nidaa Tounes ont porté des pancartes disant non au retour des terroristes en promettant une proposition de loi permettant de déchoir ses terroristes de la nationalité tunisienne.
Or, la constitution tunisienne prévoit dans son article 25 qu' « aucun citoyen ne peut être déchu de la nationalité tunisienne, ni être exilé ou extradé, ni empêché de revenir dans son pays ». Certains voient dans la nationalité un lien juridique de la personne avec l'Etat. Un national peut donc ne pas aimer son pays, un national peut vivre loin de son pays et un national peut aller jusqu'à trahir son pays. Ce lien juridique est nécessaire pour pouvoir reconnaitre droits et obligations aux nationaux de chaque Etat. D'autres y voient un lien politique et juridique entre une personne et un Etat donné, qui unit l'une à l'autre par des sentiments de loyauté et de fidélité. Dans les deux cas, la nationalité impliquent plusieurs conséquences juridiques.
Les députés ayant réclamé le non-retour des terroristes se rendent compte de l'impasse de l'article 25 et des exigences des conventions internationales ratifiées par la Tunisie. Ils tentent alors une autre piste. Celle de l'article 49 de la constitution. Selon ce dernier, « sans porter atteinte à leur substance, la loi fixe les restrictions relatives aux droits et libertés garantis par la Constitution et à leur exercice. Ces restrictions ne peuvent être établies que pour répondre aux exigences d'un Etat civil et démocratique, et en vue de sauvegarder les droits d'autrui ou les impératifs de la sûreté publique, de la défense nationale, de la santé publique ou de la moralité publique tout en respectant la proportionnalité entre ces restrictions et leurs justifications ». En effet, sans trop insister sur les aspects techniques, disons que les droits constitutionnellement protégés peuvent faire l'objet de restrictions nécessaires en termes de sûreté publique, de défense nationale ou de droits d'autrui mais, il y a là une condition préalable à toutes les autres conditions : ne pas porter atteinte à la substance même d'un droit. Là, nous sommes en mesure de poser une question toute simple : que reste-t-il du droit à la nationalité si on retire la nationalité à un Tunisien ? C'est donc la substance même du droit qui est visée. Ce n'est plus une restriction du droit mais sa négation pure et simple.
L'article 49 parle également de nécessité des restrictions c'est-à-dire que la restriction s'impose lorsque l'Etat n'a plus aucune autre alternative pour réaliser l'équilibre entre le droit en question et les droits d'autrui, la sécurité ou la défense.
Bref, sauf distorsion du langage, l'article 25 ne permet pas de déchoir les terroristes de leur nationalité. Peut-on alors réviser la constitution pour contourner cette interdiction ?
La réponse est négative pour deux raisons au moins : la première est relative à la clause de non régression prévue par l'article 49 in fine qui prévoit qu' « aucune révision ne peut porter atteinte aux acquis en matière de droits de l'Homme et de libertés garantis par la présente Constitution ». La deuxième est relative à l'impossibilité de toute autre révision de la constitution en l'absence d'une cour constitutionnelle qui se prononcera précisément sur l'objet même de la révision. Il nous semble donc que nos représentants ne prennent pas la bonne piste pour répondre aux craintes légitimes des Tunisiens et Tunisiennes. Il nous semble également que la question n'est pas celle de faire plus de textes juridiques ou de réviser ceux que nous avons déjà.
Réviser la constitution, pour une raison ou une autre, c'est évidemment possible mais faut-il encore commencer par l'appliquer dans sa totalité et mettre en place les institutions qu'elle a créées.
La question reste donc liée à une volonté politique de mettre tous les moyens humains, matériels et logistiques à la disposition des acteurs principaux dans la lutte contre le terrorisme (juges, police, prisons, armée…). La loi relative au terrorisme nous semble être à même de répondre à l'exigence du moment si elle est strictement appliquée.
Enfin, la diplomatie nous semble être déterminante en l'occurrence car seule la diplomatie déterminera le nombre des « revenants » et les modalités de leur retour. La diplomatie peut même permettre leur jugement ailleurs et ce à travers la compétence territoriale des autres Etats. La diplomatie c'est enfin la voie permettant de pousser vers le partage de la responsabilité entre toutes les parties prenantes aux conflits.