Par Hatem Kotrane. Professeur émérite à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis - Le chef de l'Etat, Kais Saïed a décidé, mercredi 30 mars 2022, en se fondant sur l'article 72 de la Constitution, de dissoudre l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) à la suite de la plénière tenue le même jour qui a voté pour l'annulation des mesures exceptionnelles. Nous mesurons, pour notre part, que notre appel a été finalement entendu, celui-là même lancé le 25 juillet dernier au matin, quelques heures avant l'initiative présidentielle du même soir du 25 juillet, dans un article paru sur Leaders intitulé «Sauvons la République»! Dans cet article, qui réitère lui-même l'appel que nous lancions déjà cinq mois auparavant dans un article précédent(1), nous attirions l'attention sur l'inadéquation de l'article 80 de la Constitution sur l'état de péril imminent qui nous était personnellement paru comme «une voie totalement infructueuse et inadaptée». L'initiative du Président de la République du 25 juillet 2021 trouvait en revanche, à notre avis, une base constitutionnelle solide, exposée dans nos articles précités, celle tirée de l'article 72 de la Constitution, «où le Président de la République, Chef de l'Etat et symbole de son unité, tenu de garantir son indépendance et sa continuité, prend lui-même conscience de l'ampleur de la difficulté créée par cette même Constitution et décide, de sauver l'essence même de la République et de son texte fondateur». «D'aucuns y verraient un coup d'Etat ! Or, il n'en est rien! Il ne s'agirait point d'un renversement du pouvoir par une personne investie d'une autorité, de façon illégale et brutale. Un Président de la République, de surcroît lorsqu'il a été élu à plus de 70% des voix des électeurs à la dernière élection présidentielle, pourrait être enclin à répondre au devoir historique et impérieux lié à sa haute charge et emprunter des voies exceptionnelles, voire extraconstitutionnelles, permettant de sauver l'essence même de la République et de sa Constitution!». Restaurer la légitimité constitutionnelle en transformant l'état d'exception en un espace de dialogue national démocratique au service de la République Nous mesurons, huit mois après, la chance pour la Tunisie que cet appel ait été entendu et que l'article 80 ait été, enfin, définitivement abandonné en vue de mettre un terme aux mesures exceptionnelles. Car, nous ne nous lasserons pas de le rappeler : «L'état d'exception n'a plus rien d'exceptionnel» !(2) Et, au-delà de tous les débats constitutionnels, l'initiative du Président de la République pourrait encore, pour ainsi dire, être rendue légitime par un «état de nécessité constitutionnelle», seule voie encore possible en vue de répondre aux aspirations du peuple et de corriger, en même temps, tant d'erreurs commises tous ces derniers mois, depuis notamment l'adoption du décret Présidentiel n° 2021-117 du 22 septembre 2021 relatif aux mesures exceptionnelles? Notre opinion est que le Chef de l'Etat gagnerait, au plus vite, à restaurer la légitimité constitutionnelle, et ce, en convoquant un Dialogue national rendu plus que jamais inéluctable, qui soit ouvert à toutes les parties prenantes, y compris les partis politiques, les organisations nationales au premier rang desquelles les organisations syndicales représentatives des travailleurs et des employeurs, les instances nationales indépendantes, les organisations de défense des droits de l'homme et à leur tête la Ligue tunisienne de défense des droits de l'homme, les organisations des enfants et des jeunes – à qui l'avenir appartient – ainsi qu'à des experts reconnus dans les domaines notamment juridique et économique, en vue de restaurer les bases de l'Etat de droit et redonner vigueur à l'expérience démocratique de la Tunisie moderne. Un tel Dialogue national pourrait inscrire, comme axes prioritaires, la restauration des institutions, dont notamment des élections présidentielle et législatives anticipées le plus tôt possible, de préférence avant l'été, et donc vers la fin du mois de juin! Ce n'est qu'après, sous l'égide du Parlement réélu que la rédaction d'une nouvelle Constitution pourrait être engagée corrigeant toutes les lacunes de la Constitution du 27 janvier 2014 et qu'une nouvelle loi électorale pourrait également être adoptée pour servir de base aux élections ultérieures! En même temps, le Dialogue national devrait avoir pour missions de: 1) Mettre en place un gouvernement d'union nationale chargé, sous la présidence d'un Chef du Gouvernement, de mettre en œuvre la politique générale de l'Etat et de veiller à sa mise en œuvre, y compris notamment en vue de mener la politique économique et sociale dans cette phase cruciale avec, pour échéance décisive, de mener les négociations nécessaires avec le FMI; 2) Restaurer les piliers de l'Etat et contrer toutes les tentatives de saper les principes de la République, établir un espace citoyen ouvert à tous pour protéger l'Etat et ses institutions de toutes les forces de l'extrémisme, de la corruption, du populisme et du corporatisme, et préparer une vision globale d'une politique de la République qui résiste au chaos et propose des stratégies et des programmes pour promouvoir l'Etat civil dans divers domaines et réformer les politiques et les institutions. Un espace qui intègre Toutes et Tous sans surenchère idéologique ni dépendance vis-à-vis des intérêts internes et externes. 3) Construire une culture de politique démocratique participative visant à élever le statut de l'action politique en tant qu'engagement à changer la société, d'une société fondée sur l'ignorance, la privation et la marginalisation sociale et économique à une société visant à parvenir à l'inclusion sociale et au développement inclusif tout en défendant la souveraineté nationale et en protégeant les ressources naturelles du pays et l'environnement. C'est, en tout cas, à ce prix que notre pays pourra, à la faveur d'un dialogue national responsable, sortir des ténèbres et que la jeunesse tunisienne pourra réinscrire éternellement la Tunisie dans sa confiance!. Hatem Kotrane Professeur émérite à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis (1) Cf. Hatem Kotrane, «Vers une nouvelle gouvernance pour sauver la République», Leaders du 11 février 2021. (2) Cf. Hatem Kotrane, « L'état d'exception n'a plus rien d'exceptionnel », Leaders du 25 août 2O21. Lire aussi Pourquoi Kais Saïed a activé l'article 72 de la Constitution pour dissoudre le parlement