L'adoption de la loi sur la réconciliation administrative a donné lieu à une division inattendue au sein du mouvement Ennahdha. Deux tendances ont croisé le fer sur le bien-fondé de voter pour ce texte controversé. C'est la première fois que les cadres et les députés du parti affichent publiquement un désaccord et enfreignent la règle de réserve et la loi de l'omerta qui prévalent au sein de la formation islamiste, où il est d'usage de se ranger aveuglément à la position officielle. Les absences des 32 députés nahdhaouis qui n'ont pas participé au vote étaient pour la plupart injustifiées. Ces absences sont d'ailleurs un fait rare d'autant plus que les élus du mouvement sont d'habitude connus pour leur forte présence à l'Assemblée des représentants du peuple (ARP). Et sur les 36 députés qui ont participé au vote, 5 députés du parti islamiste ont voté contre la loi sur la réconciliation administrative (Nadhir Ben Ammou, Leila Oueslati, Moez Belhaj Rhouma, Monia Brahim et Mohamed Ben Salem) et un autre élu (Béchir Lazzem) a préféré s'abstenir. Nadhir Ben Ammou est allé jusqu'à présenté sa démission du groupe parlementaire d'Ennahdha, en protestation contre la position de son mouvement en faveur du projet de loi. M. Ben Ammou, qui occupé le poste de ministre de la Justice dans le gouvernement Ali Laârayedh sous l'étiquette de «personnalité indépendante», a été élu député sous les couleurs du mouvement Ennahdha dans la circonscription de Tunis 1 lors des élections législatives d'octobre 2014. Durant son passage à la tête du ministère de la justice, son indépendance a été fortement remise en question. Mohamed Ben Salem a, quant à lui, fait part de son intention de signer le recours contre le projet de loi organique relatif à la réconciliation administrative auprès de l'instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi. Cet ex-ministre de l'Agriculture a déclaré que la loi est contraire à ses convictions et au serment qu'il a prêté lors de l'installation de l'assemblée. Il a également dénoncé le fait que l'Assemblée est allée jusqu'à passer outre l'avis du Conseil supérieur de la magistrature. Bien qu'Ennahdha ait tenté de calmer le jeu vendredi en publiant un communiqué officiel dans lequel il considère que les amendements importants apportés à la première version du projet de loi sur la réconciliation présentée en 2015 ont rendu le texte «plus conforme à la loi de la justice transitionnelle et à la Constitution », l'adoption de la loi par 31 députés nahdhaouis a relancé la polémique sur la concentration du pouvoir entre les mains du président du parti, Rached Ghannouchi. Implosion probable ? Longtemps étouffées, les dissensions au sein du mouvement Ennahdha ne datent pas d'hier. Les germes de la grogne grandissante contre la mainmise de Rached Ghannouchi sur le parti se sont déjà fait sentir lors du 9ème congrès du parti quand le leader historique n'a été réélu que par 74 % des délégués, et lorsque son pouvoir a été contrebalancé par l'élection de l'ultraconservateur Sadok Chourou à la tête du Conseil de la choura. Lors du dernier congrès tenu en mai 2016, Rached Ghannouchi a été aussi réélu à environ 75% des voix en obtenant 800 votes. Les deux autres candidats, le président sortant du Conseil de la Choura (la plus haute autorité du parti) Fethi Ayadi, et Mohamed Akrout, un responsable du parti, ont respectivement obtenu 229 et 29 voix. Avant le dernier congrès, des divergences profondes avaient aussi éclaté au sein du Conseil de la Choura au sujet de la restructuration du mouvement et plus particulièrement les modalités d'élection du président et du choix des membres du Bureau exécutif du parti. A l'époque, de nombreux cadres avaient proposé l'élection du président du parti par les membres du Conseil de la choura, arguant que cette instance consultative doit rester la plus haute instance dirigeante du mouvement et l'autorité suprême entre deux congrès. « Je n'ai pas objection contre la réélection de Rached Ghannouchi à la tête du mouvement mais nous avons aujourd'hui besoin d'une bonne dose de démocratie, de transparence et de libre compétition», avait alors argumenté le vice-président du parti Abdelhamid Jelassi. Les cadres appartenant à cette aile du mouvement ont aussi tenu à ce que les membres du Bureau exécutif ne soient plus désignés par le président du parti comme cela a toujours été le cas depuis la création d'Ennahdha en 1981. Ces dissensions trouvent, selon les observateurs, leur origine dans une vielle ligne de fracture qui traverse le parti. Il s'agit du conflit entre dirigeants forcés à l'exil pendant plus d'une vingtaine d'années les cadres restés au pays dans les geôles de Ben Ali ou sous étroite surveillance de sa police. Si les premiers disent avoir troqué l'idéologie pour le pragmatisme, les seconds peinent à sortir du cocon du dogme religieux et à pactiser avec les figures de l'ancien régime. La ligne de fracture entre les deux tendances semble désormais s'élargir au point que certains observateurs n'écartent plus la possibilité d'une implosion prochaine du parti.