Depuis sa première exposition en 1984 « Portraits, moutons de Panurge » en terre cuite à sa toute dernière et actuelle exposition «Parterre(s)» faite de serpillières reprisées et brodées d'inscription, l'originalité, le ton ironique d'Aïcha Filali, son sens aigu de la critique avec humour de faits sociaux et esthétique continuent à œuvrer. Le choix d'une telle approche pourrait être compris comme une manière de tourner en dérision la subjectivité et l'arbitraire que nourrit le marché de l'art et dans laquelle l'art dit «contemporain» nous conduit aujourd'hui. La métaphore de la serpillière Evidemment après plus de trente années de pratique de l'art, la manière de traiter son thème s'est perfectionné au point que la métaphore qui frappe très fort cette fois-ci se trouve si bien dissimulée sous une enveloppe de narration d'apparence anodine et naïve. Il faudrait être aussi alerte et intelligent qu'Aïcha pour lire ce qui gît au fond de la surface plate des chiffons mis sous plexiglas. Serpillières récupérées, reprisées et brodées au point de chaînette avec des lettres en dialecte local inscrites en noir. Une phrase ou deux racontent la provenance de chacune des trente serpillières. Chaque pièce porte une identité, la trace d'un vécu, un caractère propre. Elle devient de la sorte une personne, non pas humaine, mais un sujet. Vu le très grand intérêt que l'artiste donne à ces modèles en les élevant sur les murs d'une galerie d'art, une question vient à notre esprit: toutes ces marques d'identité sauront-elles correspondre au fond à notre image, à l'image de ce que les événements font de nous : malmenés, jetés, parfois piétinés ? Déjà le titre de l'exposition « Parterre(s) », annonce qu'un état des lieux est réduit à un bas niveau, à presque rien. Une autre piste nous amène à déceler une dénonciation de la saleté flagrante des rues et de l'espace public dans lequel nous vivons. Ainsi, à force d'être négligée dans sa fonction de nettoyage, la serpillière s'est transformée en un élément plastique voire un objet d'art! ce qui pourrait être pris comme un appel à faire le ménage dans nos esprits, tellement sommes-nous salis, formatés par tant de stéréotypes, de systèmes, de légendes, de mythes, de fables qui bloquent la marche du progrès, ainsi que nos pensées. Libre dans sa tête et avec ses mains de plasticienne, se jouant d'un élément utilitaire du quotidien dont le sort est de demeurer au sol, A. Filali joue aussi avec les mots, fait agir sur différents registres un élément banal portant trace des êtres et des choses. Ainsi emploie-t-elle le sentiment qu'elle se fait de notre vécu social afin d'interpeller, dénoncer et secouer les consciences. Récupération et reprise À notre avis, les deux actions qu'a fait «subir» Aïcha Filali à la serpillière, celle de la récupération puis celle de la reprise sont deux comportements négatifs et omniprésents dans notre réalité sociale. Elles représentent une attitude enracinée dans notre mentalité de tunisiens, qui apprécions sans cesse de récupérer et de reprendre nos anciennes habitudes, nos anciens systèmes d'agir et de penser. L'artiste, peut-être inconsciemment, les transporte de notre vécu et les exploite, pour ainsi dire, dans son domaine, c'est-à-dire dans son champ plastique, même s'il est connu que la notion de récupération fait partie de l'histoire et de la pratique des arts depuis le siècle dernier. Ces deux concepts métaphoriques critiques de base ne peuvent que mettre le doigt sur le mal. En cela, l'artiste peintre Catalan Antoni Tàpies rappelle que : « ...La mission des artistes et des poètes est de susciter la réflexion, d'éveiller, d'attirer l'attention, de faire connaître, d'éclairer la réalité, d'exalter tout ce qui peut nous rendre plus libres et plus parfaits... »