Aïcha Filali a enfin dévoilé sa nouvelle exposition personnelle, dimanche dernier, à la galerie A. Gorgi à Sidi Bou Saïd...comme d'habitude. Il y a quelque temps, l'artiste nous a mis dans la «confidence» : «Ça sera une exposition de broderie», murmure-t-elle. A demi-mot, nous avons compris que son travail serait décalé, un peu plus que d'habitude... Aicha Filali renouera certainement avec ses premières amours, avons-nous dit, et fera dans l'artisanat ou même dans la haute couture. Et voilà que nous avions tout faux... C'est une série de trente et une serpillières sous plexi que nous avons découvertes lors du vernissage de «Parterre(s)». Douche froide ! Pas facile d'accepter de s'être trompée à ce point de chemin...réflexif. Aïcha Filali a bien caché son jeu, réservant la surprise pour le jour J. Coup réussi ! Cela dit, de la broderie, il y en avait dans cette exposition aussi décapante que ses précédentes. Des inscriptions typographiques en dialecte brodées en point de chaînette sur de vieilles serpillières usitées par des essorages sans fin et des «accidents» de la vie, ou des flambant neuves flamboyantes. Aïcha Filali ne se suffit plus de capter le quotidien avec son regard ou son objectif, comme elle l'a toujours fait, elle prend désormais possession de son objet-sujet. Pendant une année et demie, l'artiste part à la conquête de ces ustensiles de ménage fort banals, dans des lieux aux «seuils» différents, au gré de ses déambulations et de ses rencontres. Par des gestes minutieux et répétés, elle conte leurs histoires et leur donne une identité. Elle leur insuffle une vie insoupçonnée, inespérée. Ses serpillières deviennent mémoires, documents et traces. On n'arrête pas de sourire et même de rire en parcourant cette exposition insolite avec ses textes anecdotiques. Chaque serpillière a son vécu, ses protagonistes, son lieu et même parfois sa date d' «acquisition». Mondher et sa nouvelle femme, Fatma, madame Leila, Ridha, Baya...deviennent si familiers qu'on a l'impression de les connaître depuis bien longtemps. La clinique, l'école doctorale, les maisons, la salle 501, le kiosque,...deviennent si communs qu'on a l'impression de les entrevoir... Ici, ce n'est plus l'artiste qui compose l'espace et définit la chromie. Ce n'est plus le spectateur qui analyse et juge formes et couleurs. À chacun la composition plastique, la scène, le décor ou les portraits qu'il esquisse à la lecture des inscriptions brodées. Aïcha Filali propose un objet-mémoire figé à jamais par le plexi, cousu par moments comme pour gommer l'effet du temps. Elle suggère une trame de lecture à qui voudrait lire et invite l'observateur à participer, consciemment ou pas, à la construction de l'œuvre. Il devient acteur, par la perception même. Justement, dans cette exposition, il est beaucoup question d'œuvres d'Art. Aïcha Filali confère, en effet, une valeur insoupçonnée à des étoffes bas de gamme et les érige en œuvres d'Art. Ces torchons du quotidien accèdent à ce statut du moment où ils sont manipulés par une artiste confirmée et cotée, du moment où ils sont mis en spectacle dans une galerie d'Art réputée. À l'origine de «Parterre(s)», une «envie de matériaux» de l'artiste. À la fin, c'est une interrogation sur l'essence et la nature de l'œuvre dans cette nébuleuse de l'Art contemporain. «Je donne une importance artistique à un matériau trivial qu'on piétine et que je veux élever au rang d'œuvre d'Art. C'est une manière de dire que n'importe quoi peut être œuvre d'Art», nous confie-t-elle. Au-delà de son côté insolite et anecdotique, cette exposition est en réalité une critique acerbe de l'Art contemporain et de ses systèmes. Il faut passer au-delà du seuil du premier degré pour le comprendre. L'artiste, dans une posture Post-Duchamps version tunisienne, bat en brèche, sans le crier, un microcosme esthétique international où tout et rien devient permis...au nom de l'Art. Quelles normes pour quel Art par quels artistes ? Une triple question dont la réponse reste en suspens, mais qui mérite tout de même d'être posée. Ce qui est intéressant, c'est que Aïcha Filali réprouve le système de l'Art contemporain sans y être extérieure pour autant. C'est l'une des rares artistes qui travaillent à l'instinct, à l'envie, sans se soucier de la demande du marché. Elle porte un regard aiguisé et conscient sur un mouvement-phénomène artistique, ses œuvres et ses protagonistes, sans s'en écarter. Elle ne joue pas le rôle du détracteur étranger qui se complaît et se confine dans sa position passive et ses réflexions théoriques détachées de la réalité. Elle titille, interpelle, dérange et s'interroge de l'intérieur du système. Et c'est ce qui lui procure certainement sa force de faire, sa liberté ; c'est ce qui lui permet de garder sa même verve, de continuer à débobiner le fil conducteur de tout son œuvre... Pour terminer, cette exposition fait jaillir «la joie tranquille d'un cœur qui a fait de l'absurde son destin et du quotidien son logis le plus sûr...», comme l'a si tendrement bien décrit Azza Filali avec la complicité bienveillante de la sœur aînée, dans un très beau texte qui a postfacé le catalogue. «Parterre(s)», «Moudhakarat khicha» en arabe, continue jusqu'au 26 décembre. Une exposition à ne rater sous aucun prétexte, surtout en ces temps moroses. Passé le seuil, vous irez loin...