Les Journées Théâtrales de Carthage ont discerné le prix de la mise en scène en ex-aequo à la représentation théâtrale de Wafa Tabboubi intitulée « les veuves » et à l'œuvre irakienne « O Négatif » du metteur en scène Ali Daim. Dans Fragments d'un discours amoureux, épisode de l'attente, de Roland Barthes, on lit « Il y a une scénographie de l'attente : je l'organise, je la manipule, je découpe un morceau de temps où je vais mimer la perte de l'objet aimé et provoquer tous les effets d'un petit deuil. Cela se joue donc comme une pièce de théâtre. ». Sauf que les veuves de Wafa Taboubi est une pièce de théâtre qui se joue comme une réalité vivante et cuisante. Un décor nu, une scène dépouillée, du brouillard qui heurte l'identification et dissimule la vérité, une énergie effervescente de trois femmes bouleversées, agitées, en état d'attente... Une scénographie de l'absence, du manque, de la frustration et de la culpabilité, se dégage de l'intérieur brisé des trois comédiennes, à travers un vide scénique, où seule l'âme dans une lumière mi- obscure, embrouillée, crie ses souffrances, son amertume, en attendant non pas l'être cher, mais son cadavre... rien que son cadavre, pour l'enterrer de ses propres mains... une revendication ancienne, vieille de la nuit des temps... nous sommes, en effet, forcément réinstallés dans la mythologie grecque, de l'éternelle revendication d'Antigone... La pièce commence par l'apparition des comédiennes, une à une, et ensuite s'entretoisent, en s'échangeant des morceaux de tissu blanc, dans une atmosphère lugubre et marquée par la densité des corps chargés de colère, de tension, et d'agitation... Petit à petit, elles nous installent dans le lieu de l'histoire. Nous sommes au bord de la mer qui crie le crime et matérialise le mal. On comprend que la mort a devancé la scène et que le tissu blanc est son costume de marque. En effet, ces femmes étaient, bel et bien, menues de linceuls pour recueillir les cadavres des êtres aimés (le père, l'époux ou le frère). Elles parlent, crient, insistent, persistent, pleurent, rient, déclament leur peine, réclament leur propre droit, de voir leurs parents, de les recevoir et de les enterrer et que personne ne peut les priver de ce droit qui est le moindre, qui est naturel, humain, trop humain... Elles demeurent en état d'attente, et se cramponnent à l'objet de l'attente quel que soit l'autre qui les menace, quels que soient le danger, le risque, l'arme braquée sur elles... elles ont le souffle long, elles retiennent l'apnée le plus longtemps possible, et n'abandonnent pas leur lutte, même si une d'entre elles s'est laissée piégée par l'amour, elle s'est vite rendue compte de la mauvaise foi de l'ennemi. N'est-ce pas le propre de la femme tunisienne qui a prouvé sa force, sa persévérance et son combat dans les tumultes des événements post- révolutionnaires... ? « Les veuves » de Wafa Taboubi, a choisi d'approcher un sujet social, qui a marqué la classe pauvre ou moyenne de la société tunisienne, celui de l'immigration clandestine et de la nature du comportement du gouvernement envers ce sujet, mais aussi des risques du militantisme de certains « intellectuels » qui finissent par être assommés par l'Etat. Faiza Messaoudi «O négatif», un passage à l'enfer dantesque Langage pesant de corps enfiévrés « O négatif » est une pièce de théâtre signée par le metteur en scène Ali Daim avec l'interprétation d'un bon nombre de comédiens chorégraphes irakiens. L'œuvre est construite sur la base du suggestif, du pré supposé et du pragmatique, que le spectateur doit percevoir à travers la structure scénique, les conjonctions des mouvements, les superpositions des plans et les articulations corporelles. La parole a été supplantée par l'expression physique et la matérialisation des émotions. Il y a eu une bonne exploitation de l'espace à travers les trois plans architecturés, suivant une constante ou une progression de l'apparition des comédiens. L'impression de stagnation et de linéarité apparente de la pièce, dissimule une rythmique en profondeur, par le biais de l'évolution des comédiens chorégraphes, des mouvements et déplacements. Une atmosphère dysphorique règne sur la scène... des corps enfiévrés, hantés, étouffés, fragmentés sous le fardeau d'un mal existentiel et d'un quotidien invivable. Le spectateur se trouve malgré lui, impliqué dans cette impression d'étouffement et d'enlisement, proie à une angoisse inexplicable, comme s'il était pris dans cet univers de Dante, où des damnés traversent l'enfer, trainant lourdement leur peine éternelle derrière eux... « O négatif » est une pièce de théâtre qui instaure une nouvelle époque dans le théâtre irakien et arabe.