Au Palais de Carthage, quoi que puisse faire son locataire, celui-ci est contaminé par « le virus-Bourguiba ». Et, quoique que quelques rares effigies, quelques rares portraits aient été replacées dans les espaces du Palais, échappant à la moisissure et au délabrement de la cave où tout ce qui évoque la mémoire du leader a été enterré, eh bien le Combattant suprême hante les lieux. Et, au-delà du Palais, sa stature hante, plus que jamais aujourd'hui, la mémoire collective. Elle nous interpelle, en effet. Et, en cette période de pandémie, Bourguiba revient en force au devant de la scène. Pour nous tarauder. Pour nous poser cette lancinante question : « qu'avez-vous fait de la République que je vous ai léguée ? » Bourguiba brise, en effet, le confinement de la mémoire collective, lui, le premier « confiné » de l'histoire du pays, captif dans une misérable villa de Monastir avant d'être « empaqueté » dans des funérailles ignobles, expéditives. Ben Ali avait en effet peur de lui. Il s'est même construit un palais à Sidi Dhrif pour ne pas habiter le Palais, là où son ombre rôde. Marzouki rasait les murs pour ne pas avoir à le rencontrer. Et, maintenant-ironie des coïncidences- Kaïs Saïed y emménage, parce que son quartier de la Mnihla n'est plus sûr, mais il y emménage, juste quelques jours avant ce 6 Avril, vingtième anniversaire de la mort du grand Leader. Face au Covid-19, un discours de six minutes…. Voilà, donc, que Bourguiba nous rattrape. Et, voilà que, pour conjurer le fantôme de Carthage, Kaïs Saïed va vers lui à son mausolée. Moment de recueillement à la recherche d'un signe, d'un message d'outre-tombe. Le message est toujours aussi teinté de remontrances : « qu'avez-vous fait de la République que je vous ai léguée ? ». Saïed en subit un effet d'osmose : « Bourguiba le plus grand révolutionnaire, déclare-t-il ». S'il revenait sur terre, Bourguiba ne se reconnaitrait pas dans les artifices de l'Etat-providence, ce monstrueux leurre mis en scène par Ben Ali. Il ne se reconnaitrait pas, non plus, dans les chocs des idéologies ayant eu libre cours après la « révolution ». Et, quand bien même Béji Caid Essebsi aurait essayé de rééditer l'orthodoxie bourguibiste, Bourguiba ne s'y reconnaitrait pas non plus. Candidat à la divinité sans dieu ? Oui, il aura plané dans les stratosphères, ces lieux inhabitables pour ceux qui ne savent pas aller sur les hauteurs, comme le dit De Gaulle et comme subtilement évoqué par notre consœur Samia Harrar dans son édito de dimanche dernier. Sauf que, Bourguiba, le premier Bourguiba, ne planait pas tant que ça. Il avait les pieds sur terre aussi. Bâtir un Etat, ce fut son œuvre herculéenne. L'enseignement gratuit pour tous, les Abdellatif Mekki, les Nissaf Ben Alaya, les Chokri Hammouda et tous nos grands professeurs sont finalement son produit. Ce système de Santé qui tient aussi, malgré toute la clochardisation dont il a fait l'objet, c'est lui. L'enseignement public dont hérite, aujourd'hui, Mohamed Hamdi, c'est encore lui. La solidarité, l'union nationale-quitte à déférer l'avènement de la démocratie- c'est encore lui. Qu'aurait fait Bourguiba face au Covid-19 ? Un discours de six minutes, comme lors des émeutes du pain, pour remettre tout en place. Pour dicter le confinement général. Pour actionner les mécanismes de l'Etat. Le peuple le suivrait les yeux bandés. Ce « fou » qui dansait… L'ennui, c'est que ce peuple n'a plus de repères. Tiraillé entre la purgation des passions idéologiques -purgation dans le sens aristotélicien du terme- la boulimie des courants idéologiques le font tourner en rond. Islamisme, Panarabisme, centrisme peu convaincu, outrances du discours populiste, xénophobe et barrières mentales érigées contre l'occidentalisme, n'en finissent pas, en effet, de diluer, d'enlever toute sa quintessence au sens de l'Etat que Bourguiba avait « violemment » incrusté dans le mental des Tunisiens. Où en est-on, aujourd'hui, du sens de l'Etat, de la réactivité face aux chocs endogènes tout autant que les chocs exogènes ? Qui commande en réalité ? Et qui pourra prétendre commander en ce contexte de dispersion des pouvoirs ? De que sens de l'Etat parle-t-on, lorsque « la meilleure constitution du monde » se révèle être porteuse d'autant de champs minés ? De quel sens de l'Etat s'agirait-il, lorsque les nouveaux dandys de la « révolutions » dansent sur les volcans ? Un mois, un mois entier mis à spéculer sur la catastrophe, pour, enfin mièvrement, délier partiellement les mains à Elyès Fakhfakh lui permettant de recourir à l'article 70 ! Le Président qui parle décentralisation et qui, rattrapé par la réalité de cette chimère, parle du contraire. L'Etat, ce n'est pas ça. Qu'aurait fait Bourguiba, «le despote absolutiste», «le traitre» comme le dépeignent les gens d'Al Karama ? Il aurait promptement légué une parcelle étendue de ses pouvoirs à Elyès Fakhfakh, comme il l'avait fait avec Béhi Ladgham, et, avec, surtout, Hédi Nouira et, si d'aventure cela ne marchait pas, il aurait reconnu ses torts comme avec Ahmed Ben Salah. On ne devient pas leader. On naît leader. On ne s'improvise pas homme d'Etat. On naît homme d'Etat. Mais le métier de Président, ça s'apprend aussi. Comme le disait Hassan II à propos de la royauté : « le métier de Roi ». En fait, Bourguiba dansait lorsqu'il bâtissait l'Etat. Sa symphonie à lui. Il a été pris pour fou. Il est toujours pris pour fou par ceux qui le haïssent aussi. Nietzche nous enseigne quelque chose: «Ceux qui dansaient ont été pris pour des fous par ceux qui n'entendaient pas la musique». Bourguiba est fou en effet par ce qu'il a créé l'Etat, parce qu'il a créé la République. Et, des profondeurs de sa tombe, il continuera à nous persécuter : « Qu'avez-vous fait de la République que je vous ai laissée ? »