Lors de la distribution des aides sociales aux familles démunies et aux citoyens obligés de cesser toute activité professionnelle du fait du confinement, la Tunisie l'a échappé belle. Fort heureusement, le nouveau coronavirus n'a pas circulé une large échelle sur le territoire tunisien pour provoquer une flambée des contaminations découlant des interminables queues désordonnées qui se sont formées devant les délégations, les secteurs territoriaux (imadas) et les municipalités. Au niveau de ces masses d'hommes et de femmes, on se bouscule et on se chamaillait. Et au diable les consignes de distanciation sociale et les gestes barrières distillées à longueur de journée par des professionnels de la santé via les médias. Il était impossible de raisonner des ouvriers de chantiers, des petits artisans, des mécaniciens, des maçons, des femmes de ménage et des vendeurs ambulants venus présenter des demandes d'aide sociales. Ventre affamé n'a pas d'oreilles, comme dit le dicton. In fine, une bonne partie de ces aides sociales n'est pas allée aux personnes les plus démunies. L'instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) a annoncé avoir reçu plusieurs signalements dénonçant un abus de pouvoir orchestrés par certains délégués et omdas véreux, qui ont servi en premier lieu les proches, les copains et les coquins en toute impunité ! Ainsi des commerçants ayant pignon sur rue, des agriculteurs fortunés et des fonctionnaires bien payés ont reçu la fameuse aide de 200 dinars. Le directeur général de la promotion sociale au ministère des Affaires sociales, Mohamed Ben Youchaâ, a d'ailleurs avoué que le ministère a procédé aux prélèvements sur les salaires de 600 fonctionnaires qui ont demandé et obtenu des aides sociales de 200 dinars destinées aux personnes en situation précaire. Il a ajouté que les opérations de recoupement des données ont permis d'identifier au total 4000 fonctionnaires qui s'étaient inscrits à ce service ! Un chantier repoussé indéfiniment Ces errements et désagréments auraient pu être évités si l'identifiant social unique a été mis en place. Ce dispositif regroupant toutes les informations concernant chaque citoyen (sécurité sociale, niveau de revenus, situation professionnelle, statut fiscal…tec) devait initialement être lancé en 2016. Mais sa mise en place a été depuis ajournée indéfiniment pour des raisons obscures. Selon des sources proches du ministère des Affaires sociales, l'harmonisation et d'unification des bases de données déjà existantes (base de données relative au Programme national d'aides aux familles nécessiteuses, base de données relative à l'assistance médicale gratuite, base de données afférente au Programme d'accès aux soins à tarif réduit) a été déjà effectuée. Les diverses couches sociales ont été classées en plusieurs catégories en fonction du niveau de leurs revenus : classe extrêmement pauvre, classe pauvre, classe moyenne basse, classe moyenne, classe moyenne haute, classe riche, etc… Le chantier de l'identifiant social unique se situe en effet dans le cadre du vaste chantier de la rationalisation des subventions aux produits alimentaires et énergétiques et de la réallocation du budget réservé à cet effet aux transferts sociaux directs au profit des catégories sociales les plus vulnérables. Elle répond aussi aux requêtes formulées à plusieurs reprises par les bailleurs de fonds auxquels le gouvernement fait régulièrement appel pour boucler le budget de l'Etat, dont le Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque africaine de développement (BAD). Un système de ciblage performant La BAD a ainsi recommandé dans une étude intitulée «Subventions alimentaires et aides sociales directes, un meilleur ciblage de la pauvreté monétaire et des privations en Tunisie» au gouvernement tunisien de trouver des solutions qui optimisent les procédures de transferts sociaux. D'après cette étude, 15,5 % des Tunisiens vivaient en 2016 sous le seuil de la pauvreté mais ne percevaient que 12 % de l'enveloppe totale des subventions énergétiques et alimentaires. En effet, le Tunisien défini comme étant pauvre ne perçoit individuellement que 648 dinars par an à titre de subventions des produits alimentaires et énergétiques, alors que le Tunisien riche perçoit, quant à lui, 86,900 dinars par an, selon les auteurs de l'étude. La BAD estime dans son étude qu'il est possible pour l'Etat d'économiser des milliards de dinars de dépenses affectées à la compensation qui grèvent son budget, tout en réduisant fortement la pauvreté dans le pays. L'institution financière africaine note également qu'une politique de ciblage des catégories sociales les plus vulnérables permettra d'accroître l'efficience du Programme national d'aides aux familles nécessiteuses (PNAFN) pour un moindre coût. Le fait de recourir à cette approche pour les transferts directs permet de plafonner le taux de pauvreté extrême à 1,5 % (contre 4,6 % actuellement), avec un budget pour le PNAFN réduit de moitié. Dans le cas où le budget du PNAFN demeurera inchangé, la pauvreté extrême est éradiquée et le taux de pauvreté abaissé à 8 %, contre 15,5 %. Les ménages vivant sous le seuil d'extrême pauvreté percevraient alors 2 526 dinars par an, tous transferts confondus, soit 2 277 dinars de plus qu'aujourd'hui. Dans le cadre d'un scénario de transfert au PNAF l'intégralité du budget réservé jusqu'ici aux subventions et de l'utilisation des nouvelles méthodes de ciblage, des résultats spectaculaires seront obtenus : la pauvreté extrême en Tunisie serait éradiquée (avec un taux de 0 %) et le taux de pauvreté réduit à 4,1 %, selon l'étude de la BAD.