On ne sait pas exactement si la fameuse plénière du 3 juin dernier (le jour de l'audition de Rached Ghannouchi), aura profité indirectement-comme l'ont affirmé des observateurs avertis- à Elyès Fakhfakh, ou qu'elle lui ait, au contraire, « servi » un problème de plus. Cela pourrait être, en fait, les deux à la fois. Oui, dans la mesure où sa personne n'est pas en équation, du fait que, formellement, il n'est pas directement partie prenante dans le dossier libyen-quoique ses retombées économiques le concernent, à postériori. Non, dans le mesure où, l'alignement du Parti Echaâb sur la pétition de Abir Moussi et, donc, contre Rached Ghannouchi, déteint encore plus sur la cohésion gouvernementale, du fait que les conflits idéologiques entre le Parti de Zouheir Maghzaoui et Ennahdha prennent autrement plus d'acuité. Voilà que, sitôt cette plénière bouclée, Elyès Fakhfakh, hormis toutes ses qualités de fin négociateur, se retrouvera avec sur les bras « ce pacte de solidarité gouvernementale » vraisemblablement voué à rester lettre morte, du fait du refus d'Ennahdha d'y adhérer, si les préalables et les conditions qu'elle y oppose ne seront pas satisfaits. Concilier l'inconciliable Du coup, la polémique entre Echaab et Ennahdha, repart de plus belle. Parlant au nom d'Ennahdha, Noureddine Bhiri juge « inamical » l'alignement d'Echaâb sur la pétition du PDL -force désormais montante sur l'échiquier politique- ce qui, à son sens, ne sert qu'à casser la ceinture gouvernementale. Pour sa part, Zouheir Maghzaoui dénonce le fait que Rached Ghannouchi et Ennahdha concentrent les pouvoirs majoritaires aussi bien au Parlement qu'au sein du Gouvernement. Il déplore d'ailleurs, toujours dans le même esprit, le refus d'Ennahdha de parapher ce « pacte de stabilité et de solidarité gouvernementale ». On sait, en effet, que le parti de Rached Ghannouchi exige que la ceinture gouvernementale soit élargie à Qalb Tounes -chose qu'Elyès Fakhfakh et Kaïs Saïed lui-même refusent catégoriquement- et que, dans l'esprit des Nahdhaouis, le temps est venu pour la mise sur pied d'un gouvernement d'Union nationale. On admirera au passage la superbe volte-face d'Ennahdha. Elle a été la première -depuis déjà le fœtus du gouvernement Jemli- à s'opposer à toute participation gouvernementale du parti de Nabil Karoui, arguant des « suspicions de corruption » entourant ce parti. Mais, après, ce fut un revirement à 360 degrés quand le bloc de Qalb Tounes a résolument contribué à l'accession de Rached Ghannouchi au perchoir de l'ARP. Il est, donc, normal que Nabil Karoui et ses parlementaires attendent un renvoi d'ascenseur. Au point que l'on ne saurait dire, aujourd'hui, si Qalb Tounes n'est pas, de fait, l'allié d'Ennahdha, hormis les déclarations toutes édulcorées d'Oussama Khélifi, son président de bloc parlementaire. Maintenant, il reste à savoir si les positions résolues d'Ennahdha, en opposition avec celles d'Echaâb, ne génèreront pas une crise politique majeure et qu'elles ne mettront pas Elyès Fakhfakh dans la situation de devoir concilier l'inconciliable. Parce qu'au final, le conflit est tout simplement d'ordre idéologique. A savoir le vieux contentieux entre le Panarabisme et l'Islamisme. « Le protocole de solidarité gouvernementale », ardemment voulu par Elyès Fakhfakh ne verra peut-être pas le jour. Entre temps, le Chef du gouvernement continue d'avoir les mains liées. Il a même demandé à retirer certains projets de lois et, surtout, après la non-ratification par le Parlement de l'accord international sur la protection de l'Environnement et du Littoral, protocole qui aurait permis des rentrées d'argent à la Tunisie...Et, pourquoi ce protocole a-t-il été rejeté ? Parce qu'Israël l'a ratifié !... Saïed-Macron : coup de fil chargé de messages Entre temps, le Président de la République profite de l'aubaine de cette audition du 3juin, pour se connecter directement avec Emmanuel Macron, essentiellement à propos du dossier libyen. Kaïs Saïed reprend, en l'occurrence, ce qui lui est dû. On se doute bien que, du coin d'un regard narquois, il n'ait pas été indifférent à la «désacralisation» de Cheikh Rached. On sait, d'ailleurs, que ce dernier l'a appelé, avant cette plénière, pour lui réitérer «la neutralité parlementaire» par rapport aux questions internationales de l'heure, dont spécifiquement, la guerre civile en Libye. Quelle aurait été la réponse de Saïed ? Certainement, un beau discours sur les fondements de la politique étrangère tunisienne, une politique qui ne pourra être, en aucun cas, à deux vitesses. Kaïs Saïed s'est-il entretenu avec Emmanuel Macron, à la suite de l'appel que lui a lancé Zouheir Maghzaoui, lequel Maghzaoui s'est mis franchement à invoquer «le parti du Président»? Pas sûr que Saïed veuille, maintenant, en ce moment de hautes turbulences, actionner sa machine à lui. Pas sûr, non plus, qu'il surestime Rached Ghannouchi, ou qu'il sous-estime son alignement sur l'axe turco-qatari. Il n'est pas certain, non plus, qu'il voie d'un bon œil l'engagement égyptien, russe et émirati aux côtés de Haftar. Il n'est, d'ailleurs pas, sans connaitre les intérêts de la France en Libye et son alignement sur les forces de l'OTAN, c'est-à-dire contre l'intrusion russe. Sauf que ce coup de fil à Macron, Kaïs Saïed le voulait à connotations dissuasives : en d'autres termes, la Tunisie n'abritera aucune base, aucune rampe de lancement militaire, d'où qu'elle vienne, vers la Libye. Message clair, à l'endroit de notre premier partenaire occidental, dans le sens où la Tunisie reste fidèle aux fondements de sa diplomatie depuis l'indépendance. En un mot, nos vieux principes de non-alignement. Oui, mais, la donne change : le brasier libyen nous impliquera d'une façon ou d'une autre. En aucun cas, le Président, garant de l'invulnérabilité du territoire national et de notre souveraineté, ne consentira à ce que la Tunisie soit instrumentalisée dans le bourbier libyen. Message clair à l'international. Certes. Sauf que, intra-muros, le ver est dans le fruit. Et on a eu tout le loisir de le découvrir le 3juin dernier. C'est à Kaïs Saïed de couper l'herbe sous les pieds de ceux qui veulent inféoder la Tunisie aux courants croisés qui se disputent la Libye. Et pas uniquement à coups de slogans, du genre : « La Tunisie a un seul Président à l'intérieur et à l'extérieur ». Ce genre de slogans, justement, que les forces ennemies dans le pays cherchent à instrumentaliser, à coups de roublardises faussement idéologiques. Le peuple attend de lui qu'il ne se limite pas à rappeler qu'il est la Président de la République. Mais qu'il fasse réellement Le Président et qu'il descende dans l'arène.