Au terme d'une dizaine de jours de fébriles tractations, les choses se dirigent vers une « victoire » éclatante d'un Kaïs Saïed têtu et résolument inflexible sur tous les points qu'il a utilisés afin de torpiller en amont le remaniement ministériel que le chef du gouvernement Hichem Méchichi a entrepris « apparemment » sans le consulter. Avec quatre ministres, jusqu'à maintenant inconnus du public, sur lesquels pèsent des suspicions de corruption, pour l'un d'eux au moins, et de conflit d'intérêts pour le reste. Deux semaines pendant lesquelles on a assisté à un défilé inédit de « spécialistes » du droit constitutionnel divisés sur des lectures contradictoires de la Constitution de 2014. En désespoir de cause, certains de ces constitutionnalistes s'en sont remis à changer de vision, allant jusqu'à affirmer tout simplement que la nature de la crise en cours est purement politique, et non pas constitutionnelle. De guerre lasse, Samir Dilou d'Ennahdha, a amorcé l'atterrissage, en priant les candidats-ministres à se désister, afin de décongestionner une ambiance que la situation économique et sociale ne fait qu'empirer de jour en jour. Aussitôt l'amorce lâchée, plusieurs « faiseurs d'opinion » se sont rabattus sur cette lueur de sagesse, en renonçant à leurs déclarations téméraires de l'avant-veille. Tout le monde a vite pris le train de la modération avant l'expiration des délais statutaires, et l'amorce de ce qui reste non fait, de la stratégie du Président de la République. Imperfections de la Constitution Cet épisode aura établi certaines vérités qui transcendent la situation politique conjoncturelle, en posant nues les imperfections d'une Constitution qui n'avait pas été le fruit d'une pensée exclusivement constitutionnelle, mais d'un esprit de partage des sphères du pouvoir entre les responsables du débarquement islamiste consécutif aux soulèvements du 17/14, avec son lot de polarisations que l'actualité locale, régionale et internationale pétrissait à sa guise, en dehors de la volonté nationale. On a beau disserter sur la volonté des rédacteurs de la Constitution de 2014 de « rompre » avec toute tentation présidentialiste du régime politique à instaurer, nous remarquons, au terme de la première partie de ce bras de fer, qu'ils n'avaient fait que le consacrer, voire en enraciner la légitimité et la légalité. Or une Constitution, ça ne se rédige pas sous la coupe d'émotions et d'expériences plus ou moins individuelles avec l'histoire du pays, même si les foules le réclament. A ce titre, nous pouvons affirmer sans risque d'erreur, que la Constitution de 2014 est un chef d'œuvre d'un populisme indigne d'une république multi-institutionnelle viable et pérenne. Le simple parcours en diagonale de ce curieux texte, permet d'y trouver tout et son contraire. En 2012, Rached Ghannouchi disait à ses disciples encore surchauffés par le débarquement enfin de l'islam en terre tunisienne, que l'interprétation de la Constitution revenait à la partie la plus forte, celle qui détient les rênes du pouvoir. Nos avions pris ces déclarations comme autant de lénifiants que le gourou injectait à sa galerie, enragée à l'époque par le tollé soulevé sur le statut de la femme tel que proposé par les Frères musulmans, une tendance que la totalité de la classe politique a refusé à la Constituante, d'un revers de main. La semaine dernière, est sur la même lancée, Rached Ghannouchi lança l'une de ces déclarations à sensation, en affirmant, en pleine crise de remaniement ministériel bloqué par le chef de l'Etat, qu'en république parlementaire, celle assise par la Constitution de 2014, que le statut du Président de la République en régime parlementaire n'est que symbolique, et que la totalité du pouvoir revient à l'Assemblée des représentants du peuple, cette même assemblée qu'il préside grâce non pas aux voix de ses islamistes, mais d'une poignée de députés « laïcs », soit le bloc de Qalb Tounès, négociant au passage le blanchiment de son chef Nabil Karoui, actuellement écroué pour blanchiment et autres facéties. Avec les scènes de violence devenues quotidiennes au sein de l'ARP, la question que les conseillers constitutionnalistes de Ghannouchi doivent adresser à leur chef de file est la suivante : Une ARP réduite à ce que l'on voit quotidiennement sur les télés et les réseaux sociaux, réduite aussi à ne statuer que sur la ratification de crédits et de prêts ne servant aucun plan économique tangible, peut-elle être honnête et intègre, donc digne de confiance, sur la « totalité du pouvoir » que Ghannouchi a chanté à l'intention de qui il voulait ? Juguler les errements sur le terrain Pire encore, la tendance à la mode se dirige vers l'accablement du seul chef du gouvernement, tenu pour responsable du goulot créé par ce remaniement tant décrié à Carthage. Histoire de garder la « mèche de Muawiya » avec le Président de la République. Ce à quoi ce dernier a rétorqué par sa métaphore de Resalât El Ghofrane de Mâarri, le Dante de la littérature arabe. Pour ne rien arranger, le secrétaire général de l'UGTT, Noureddine Taboubi est revenu à des références plus contemporaines en reprenant franchement à son compte ce qu'avait déclaré, en 2019, un certain Bergamini, ex-ambassadeur de l'Union européenne au quotidien français Le Monde. La Tunisie est entre les mains de quelques familles qui barrent la route à tout changement en faveur d'une réelle égalité des chances, dans un pays à économie foncièrement monopolistique, laquelle tourne à la mafiocratie en règle. Cette déclaration de Taboubi a été rendue publique quelques heures après la réception par le chef de l'Etat, du rapport de la Cour des Comptes, le premier après celui élaboré par la Cour au terme des élections de 2019. Devant son illustre juriste à la tête de la Cour, Kaïs Saïed a usé d'une dose de sadisme qui ne passera pas inaperçue. L'essentiel, a-t-il dit, est que les institutions de contrôle fassent le travail qui est le leur. Plus essentiel est que ce travail traduise une volonté de justice et non des règlements de compte de circonstance, lesquels n'ont jamais eu d'effet. Plus essentiel encore est la mise en œuvre de la machine judiciaire compétente, afin de juguler ces errements sur le terrain, et sur la réalité. En tout état de cause, les débats auxquels nous assistons dépassent de loin le statut et les faits attribués au chef du gouvernement Hichem Méchichi. Les enjeux sont autrement plus profonds et plus graves. A ce titre, on n'est plus loin de voir l'épilogue de cette comédie de mauvais goût, s'achever, pour l'instant, sur le maintien de Méchichi à la tête d'un gouvernement de renvoi des affaires courantes, en attendant de venir à bout de ce qui reste de cette fausse majorité, laquelle ne rebute plus à revendiquer à la fois le pouvoir (avec le gouvernement) et l'opposition (contre le Président de la République). Avec une cinquantaine de députés sur 217, Ghannouchi et sa ceinture se révèlent au grand jour être une brochette de charlatans sans avenir. Lueur d'espoir : Ca bouge, et ça ne s'arrêtera pas. La Constitution de 2014, on s'en fout. La Cour Constitutionnelle a bel et bien été sciemment enterrée pour ça. Dégustez donc seuls cette marmelade ! J.E.H.