Mais pourquoi le chef du gouvernement doit-il tenir compte des désirs des deux grands partis ? Parce que tout simplement, il est obligé de passer par l'Assemblée des représentants du peuple pour toute modification de son équipe, ne serait-ce que pour changer un secrétaire d'Etat. Pourtant, précise le constitutionnaliste Fadhel Moussa, ancien membre de l'Assemblée nationale constituante, « la Constitution ne dit pas clairement qu'à chaque remaniement, le chef du gouvernement doit obtenir l'aval de l'ARP» Le chef du gouvernement est, enfin, sorti de son silence pour annoncer que le remaniement ministériel est « devenu impératif ». Il l'a d'ailleurs affirmé dans une déclaration aux médias mardi, soulignant qu'il « est temps d'effectuer le remaniement tant attendu », sans, toutefois, donner plus de détails. Avec la démission du super-ministre Fadhel Abdelkefi, on compte actuellement trois départements vacants et qui ne sont pas des moindres. L'Education dont l'intérim est assuré depuis le 1er mai par le ministre de l'Enseignement supérieur, les Finances et le Développement régional jusque-là gérés par Abdelkefi. La rentrée sociale et politique ne s'annonce pas de tout repos avec des difficultés de tout ordre qui attendent le gouvernement. Beaucoup de choses demeurent encore dans le flou comme la réforme du système éducatif annoncée en grande pompe par l'ancien ministre de l'Education Néji Jalloul, tout comme le projet de budget de l'Etat pour l'année 2018. Son peu d'empressement à procéder au remaniement est décrypté comme le signe qu'il n'a pas encore arrêté son choix, d'autant plus qu'il n'a pas tout à fait les mains libres pour modifier son équipe. Certains membres de son gouvernement sont, en effet, « intouchables » parce que protégés, notamment, par le président de la République et les deux « puissants » partis qui siègent à l'Assemblée des représentants du peuple, Ennahdha et Nida Tounès, et qui, avec près de 130 députés, pourraient tout bloquer. Or, la plupart des ministres défaillants sont issus de ces deux partis. Son attitude a eu pour effet de tétaniser ses ministres, notamment ceux qui sont souvent cités comme partants, et qui vivent dans l'anxieuse expectative de savoir ce que leur réserve le remaniement qui se fait attendre. Composer avec le chef de l'Etat et les grands partis Maintenant que l'heure a sonné, il doit s'y mettre avec beaucoup de précaution, pour ne pas trop froisser ses « soutiens » naturels, car il est soumis à de fortes pressions au point de ne plus savoir comment s'y prendre. Il a, donc, décidé de couper court à l'expectative et aux rumeurs, en entamant les consultations nécessaires, avant d'annoncer le remaniement. Après une évaluation du rendement de ses ministres et de ses secrétaires d'Etat, il a déjà en tête les noms des partants et des rentrants. Il a entamé les consultations préliminaires en commençant par rencontrer le président de la République Béji Caïd Essebsi qui reste son principal soutien. Chahed sait que sans le consentement du chef de l'Etat, son remaniement risquerait de ne pas passer étant donné les exigences des deux grands partis, Nida Tounès et Ennahdha. Sa rencontre avec le président de la République a permis de dissiper les quelques doutes qui subsistent encore quant au froid entre les deux chefs de l'exécutif. Béji Caïd Essebsi l'a assuré de son soutien et lui a fait comprendre qu'il joue sa dernière cartouche et que, par conséquent, il ne doit plus tergiverser car le temps presse et les attentes se font de plus en plus grandes. Il a, ensuite, rencontré Hafedh Caïd Essebsi, le directeur exécutif de Nida Tounès, qui semble avoir revu à la baisse les revendications de son parti. Essebsi junior n'exige plus un remaniement en profondeur, mais il insiste sur la nécessité de former un gouvernement reflétant les résultats des élections de 2014, et « restituer le pouvoir à ceux en qui le peuple tunisien a placé sa confiance. Tout autre choix ne peut que faire perdurer la crise et serait une perte de temps », dixit Khaled Chouket. En clair, donner plus de maroquins à Nida Tounès qui a même présenté quatre ou cinq noms. Chahed a également reçu le président du mouvement Ennahdha Rached Ghannouchi pour dissiper la brouille entre eux après l'appel de ce dernier au chef du gouvernement à se concentrer sur la gestion des affaires du pays et à s'engager à ne pas se présenter à la prochaine élection prévue en 2019. Le porte-parole du mouvement Ennahdha, Imed Khemiri, considère, que « Youssef Chahed doit consulter les composantes de la coalition au pouvoir et se référer au Document de Carthage ». Le mouvement Ennahdha, qui continue à soutenir le gouvernement Chahed, estime que « tout remaniement doit tenir compte des engagements contenus dans le Document de Carthage ». Auparavant, il s'est entretenu avec le secrétaire général de l'Ugtt Noureddine Taboubi qui, jugeant que « le remaniement ministériel est nécessaire et important », pense qu'il doit être mené «dans l'unique intérêt de la Tunisie et non celui d'autres parties ». Un régime hybride à revisiter Mais pourquoi le chef du gouvernement doit-il tenir compte des désirs des deux grands partis ? Parce que tout simplement, il est obligé de passer par l'Assemblée des représentants du peuple pour toute modification e son équipe, ne serait-ce que pour changer un secrétaire d'Etat. Pourtant, précise le constitutionnaliste Fadhel Moussa, ancien membre de l'Assemblée nationale constituante, « la Constitution ne dit pas clairement qu'à chaque remaniement, le chef du gouvernement doit obtenir l'aval de l'ARP ». L'article 89 stipule que « le gouvernement fait un bref exposé de son programme d'action devant l'Assemblée des représentants du peuple afin d'obtenir sa confiance à la majorité absolue de ses membres ». Or, explique Moussa, « les députés de l'ARP ont fait une autre interprétation de cet article dans le règlement intérieur pour faire obligation au chef du gouvernement de revenir à l'Assemblée à chaque remaniement. Et c'est devenu une coutume constitutionnelle ». En effet, dans le chapitre premier du Titre VIII du règlement intérieur, relatif au vote de confiance au gouvernement ou à l'un de ses membres, l'article 139 stipule que « le président de l'Assemblée convoque une réunion du Bureau de l'Assemblée dans les deux (02) jours de la réception du dossier comprenant la demande de la tenue d'une séance de vote de confiance au gouvernement ou à un membre du gouvernement ». Or, « dans la plupart des régimes parlementaires, cette exigence n'existe pas », assure l'ancien constituant. Même son de cloche chez l'avocat et ancien dirigeant de Nida Tounès, Abdessatar Messaoudi qui pense même que «Youssef Chahed pourrait passer outre le règlement de l'ARP et opérer son remaniement sans y revenir». Pour lui, «c'est une aberration que de traîner le chef du gouvernement devant l'Assemblée à chaque modification de son équipe. Ce qui le rend tributaire du bon vouloir des grands partis, notamment ». Toutefois, a-t-il souligné, « comme il s'est déjà, présenté devant l'Assemblée pour obtenir sa confiance, au nouveau ministre des Affaires religieuses et au nouveau secrétaire d'Etat au Commerce, comme l'a fait son prédécesseur Habib Essid, il n'a plus le choix que de solliciter sa confiance pour le remaniement». De son côté, l'ancien magistrat Jameleddine Khemakhem va plus loin en pointant du doigt le régime politique instauré par l'ANC: «Un régime hybride qui qui combine des caractéristiques du régime parlementaire et d'autres du régime présidentiel». Cette forme de régime «ne convient pas à une jeune démocratie comme la nôtre», explique-t-il, avant d'ajouter que « le pays est devenu ingouvernable à cause de sa Constitution qui lie les mains du chef de l'exécutif et le prive de toute sa capacité d'agir politiquement. D'où les retards accumulés dans les réformes ». C'est pourquoi, il préconise l'amendement de la Constitution pour plus de souplesse et donner plus de pouvoir au gouvernement afin d'engager les réformes nécessaires sur tous les plans. Pour le moment, le remaniement qui s'est fait beaucoup attendre pourrait être annoncé avant l'Aïd. On verra, donc, s'il va porter la griffe du chef du gouvernement.