* Utilisation de rabatteurs contre ristourne * Travail au noir admis pour les infirmiers du service public Les toutes premières cliniques datent de plus de 70 ans, comme celle du Dr Meigné, à Sfax, qui garde son nom malgré le changement de propriétaire. Sous le protectorat, c'étaient surtout des institutions religieuses qui occupaient le terrain de la santé de proximité, pour pallier l'absence de véritables hôpitaux. Avec l'indépendance, l'état s'est dépêché d'implanter dans tous les gouvernorats des hôpitaux et des dispensaires dans les villages. Aujourd'hui, la libéralisation du secteur de la santé a donné naissance à d'importantes unités de soins privées, dans toutes les régions du pays. Les plus grandes concentrations se trouvent à Tunis, Sfax, Sousse et Djerba. Un peu partout, pratiquement dans chaque gouvernorat il y en a au moins une. La concentration de ces cliniques à Sfax est quand même remarquable par rapport au « vide » régnant au sud : à peine trois à Djerba, quatre à Gabès, quatre pour tout le gouvernorat de Médenine, une à Gafsa. Huit pour Sfax ville, avec 24 laboratoires (analyses, radiologies) et 140 pharmacies. Aujourd'hui ce sont des consortiums financiers, des institutions bancaires qui, souvent associées à des médecins, qui en sont propriétaires. Un intérêt commun bien compréhensible. Un secteur en expansion qui fait appel d'air, qui, comme le secteur touristique, et à un moment donné l'immobilier, les industries laitières, va attirer quelques investisseurs ayant du nez, occupant les lieux avant bien d'autres. Quitte à « vendre » lorsqu'il y aura saturation, pour aller investir ailleurs, dans un autre secteur encore relativement vierge. Un mécanisme connu bien au point. Cela commence à poser quelques problèmes. Dès qu'un secteur économique donné commence à brasser beaucoup d'argent, comme celui de la santé aujourd'hui, les intrus au corps médical vont, faisant fi de toutes les règles déontologiques, faire jouer le principe de « la libre concurrence ». Et là, la médecine, les soins, donc le malade, deviennent plus qu'enjeux. C'est l'enjeu d'une guéguerre, féroce, qui ne veut pas dire son nom. Derrière les salamalecs polis que se font certains médecins, se cache une lutte de marché, de territoire, de clans. Avoir le plus de malades, proposer des chambres très confortables, des « suites » même. Et cela a un prix. Parfois cela prend l'allure d'une guerre larvée pour des « territoires », parce que les enjeux financiers sont énormes, et que tous les moyens sont bons pour s'approprier la plus grosse part de ce marché. On utilise des rabatteurs, libyens et tunisiens, on intègre les meilleurs médecins, on embauche des anesthésistes comme infirmières, on fait travailler au noir des infirmiers du service public, on rogne sur la qualité de la nutrition, etc. Cette concurrence féroce vise en premier lieu le fantastique « marché » libyen. Un très gros gâteau. Discrétion absolue concernant les statistiques. Aucune des cliniques n'a voulu nous faire état du nombre de clients annuels, ni des proportions, ni de chiffres donnant une idée sur la nature des opérations chirurgicales effectuées, ni sur la durée moyenne des séjours, ni sur les sommes moyennes dépensées par patient. A vue d'œil, et à partir de quelques informations glanées du côté des « petites fourmis », il faut croire que, en moyenne à l'échelle nationale, plus de 60% de la clientèle des cliniques est libyenne. Il faut savoir que nos voisins disposent de certains avantages de remboursement non négligeables de la part de leur système de couverture sociale. Un calcul rapide permet de dire que si on considère la moitié des 1,5 millions des visiteurs annuels libyens comme des clients venant se faire soigner, et que chacun d'entre eux ne débourse « que » 500 dinars en frais de soins, cela donne le pactole de 350 millions de dinars !!!! Un gros morceau. D'où les dérives. Qu'on se rappelle les quelques affaires de malversations ayant rapport avec cela, il n'y a pas si longtemps, impliquant des ressortissants libyens et quelques escrocs locaux, fausses factures, fausses opérations chirurgicales, fausses ordonnances, etc.
Des rabatteurs professionnels Tout un système est actuellement mis en place, et il fonctionne très bien. Des rabatteurs libyens, des chauffeurs de voitures de louages en général, sont des intermédiaires fiables, pour les malades et pour les cliniques locales : ils connaissent le prix de chaque intervention chirurgicale, les « meilleurs » chirurgiens, ils vous dirigent selon vos moyens vers telle clinique ou telle autre moins chère. Et, en hommes d'affaires avisés, ils se font payer leur petite ristourne par la clinique à peine les formalités d'admission terminées et avant même la première consultation !!!! C'est admis et c'est au su de tous. C'est tellement bien organisé que cela ressemble à ces rabatteurs de touristes vers les magasins de tapis. Chaque région, chaque clinique, est « chasse gardée » : les « courtiers » libyens se partagent, par un accord tacite, non dit, l'ensemble du territoire, en réalité, cela se limite à Djerba, Sfax, Sousse et Tunis. D'ailleurs cette énorme masse de malades libyens, qui viennent toujours accompagnés de plusieurs personnes, forment une clientèle de choix pour une autre catégorie : des intermédiaires tunisiens, des jeunes de 25-30 ans, qui proposent des studios à louer, du change, des taxis, des restaurants, des livraisons de toutes sortes, des garde-malades, etc. Il suffit de stationner un moment devant certaines cliniques pour s'en apercevoir, assister de loin aux tractations. D'ailleurs, à Sfax par exemple, et à Djerba, pratiquement toutes les maisons situées à proximité des cliniques, ont transformé leur garage en « studio », ou ont construit des unités à louer, meublées. Ni taxe, ni contrat, ni impôt. Tout le monde y trouve son compte. Pour la clientèle tunisienne, dans les gares routières ou ferroviaires, on constate les mêmes manèges. Des spécialistes de la détection des personnes venant dans les grandes villes pour soins sont de toutes les arrivées. Les chauffeurs de taxis aussi participent à ce système de ratissage. Certains avouent que la ristourne ainsi touchée est plus importante que le salaire.... De la même façon, ce système « d'orientation » vers telle clinique, vers tel chirurgien est aussi le fait de certains infirmiers, dans les hôpitaux des villes où il y a plusieurs cliniques, parce qu'il y font des heures supplémentaires, au noir là aussi.
Travail au noir Pourtant la loi interdit à tout infirmier travaillant à l'hôpital d'exercer dans les cliniques privées. Pour les contrevenants, les amendes sont élevées et il y a même de la prison au bout. Malgré cette interdiction absolue, toutes les cliniques utilisent en extra du personnel hautement qualifié, titularisé dans les hôpitaux. On ne trouve nulle trace de leur présence sur les fiches de paie, sur les registres. Rien. Pas de couverture sociale à faire, ni payement par chèque, ni de cotisations. En liquide et de main à main. Tout le monde le sait. Il y a donc au bout des comptabilités à deux vitesses. On se demande comment les services compétents ne relèvent-ils pas ce genre d'infraction. Juste un petite question : en cas de faute grave, entraînant un handicap ou un décès, que faire ? Qui « couvre » ? Dans cette course vers la rentabilité, on ne peut appeler autrement la volonté d'amortir au plus vite les frais engagés, des anesthésistes, très souvent des jeunes filles, fraîchement diplômées, sont embauchées comme infirmières et garde-malades. Là aussi, il y a hic. Les « meilleures » sont happées par leurs profs de fac qui exercent aussi dans les cliniques ( et y sont actionnaires parfois), qui les emploient ainsi au dessous de leurs compétences, et donc moins payées en conséquence. « Il me faudrait une quinzaine d'années pour être anesthésiste » dit l'une d'elles. Les places sont prises et il faut beaucoup, beaucoup de piston, pour espérer le devenir. Leur rêve, être embauchées dans les hôpitaux du service public pour exercer le métier pour lequel elles ont été formées, est difficile à réaliser, puisque dans ces cliniques, elles ne mettent jamais le pied au bloc. C'est compréhensible, parce que chaque chirurgien préfère avoir à ses côtés quelqu'un en qui il a confiance, qui a fait ses preuves, et qui a l'habitude de travailler avec lui. C'est une énorme responsabilité à assumer, ce n'est pas un jeu, parce qu'il y va de la vie des malades, ne l'oublions pas. Les places sont donc rares. C'est ainsi qu'on explique la présence d'infirmiers du service public qui exercent en extra dans les cliniques. Chaque chirurgien tient à son équipe, et on comprend cette exigence......
Et les maladies nosocomiales ?? Mais cette concurrence entre cliniques vise aussi le marché intérieur, en expansion progressive. Transformation des mentalités, allongements de l'espérance de vie, couverture sociale généralisée, volonté de faire profiter aux citoyens malades du plus de confort possible, sont des éléments dont il faut tenir compte pour comprendre cette tendance générale à se diriger vers les cliniques privées. Cette concurrence devrait être bénéfique pour les patients, qui pourraient ainsi profiter de cette lutte pour trouver de meilleurs soins, un meilleur accueil et pourquoi pas, des prix plus abordables. Or c'est tout à fait le contraire. Le nombre de « couacs » se multiplie, et les dysfonctionnements sont de plus en plus nombreux. Quelques exemples Une vieille femme est victime de suffocations subites. Son médecin traitant ordonna à ses proches de la transporter très vite vers une clinique où il soigne habituellement ses malades. Par le plus grand des hasards, une ambulance passe juste devant la maison. Les ambulanciers ont vite fait de donner de l'oxygène à la dame, et démarrent vers ... la clinique dont dépend l'ambulance et refusent de diriger la malade vers l'autre clinique. Il s'ensuit une violente altercation, et c'est seulement en les menaçant d'appeler la police pour non assistance qu'ils finissent par obtempérer et accepter d'aller déposer la malade ailleurs que dans leur propre unité. Normalement ce qui est d'usage appelée « salle de Réa », rassemble des malades en situation très difficile, comateux, sortis de salle d'opérations, etc. Et les visites doivent être strictement interdites. Or, il est courant, très courant de voir certaines cliniques les « autoriser », les horaires sont même parfois affichés sur les portes de ce service sous haute surveillance normalement. Aucune précaution, à peine un tablier, le même, que les visiteurs se mettent à tour de rôle. En burnous, costume cravate, houli, robe, jeans, avec Dieu sait ce que les chaussures transportent comme microbes, on pénètre dans le saint des saints !!!!!! La seule exigence : un visiteur à la fois. Habituellement, c'est un haut lieu stérilisé où les risques de contamination sont énormes pour les malades fragilisés, parfois intubés. De nuit il n'y a souvent, dans certaines cliniques, qu'une seule infirmière et une femme de ménage, pour tout un étage. D'ailleurs celle-ci, de jour comme de nuit, nettoie, essuie, rince les serpillières. Puis elle est là pour servir une tisane, un café au lait et du pain, changer les draps ou aider un malade à aller aux toilettes. Où sont les principes de base de l'asepsie ?? Les maladies nosocomiales ?? Connaît pas !
Menus peu adaptés L'alimentation est une autre histoire. Peu, vraiment très peu de cliniques proposent des menus adaptés à chaque malade. Bien sûr, toutes ont à leur service un nutritionniste. Mais très souvent, le chef n'a pour consigne, avec le numéro de la chambre, que l'indication pour un menu sans sel ou pour un diabétique !!! Aucun tableau affiché dans les cuisines, avec menus variés, étudiés pour des cas particuliers, avec âge, caractéristiques physiques, carences éventuelles, allergies, etc. A titre d'exemple, une vieille dame, complètement édentée, admise en Réa pour une embolie pulmonaire, sous perfusion, masque à oxygène sur le visage, hypertendue et diabétique, s'est vu apporter le jour de son admission pour son dîner, un plateau, comportant une brik ( !!!) et deux morceaux de viande grillée. D'autre part, très souvent aussi, le malade alité et l'accompagnant se voient apporter le même plateau. Cela est concevable lorsque le patient admis pour une fracture ou pour une opération bénigne, mais c'est une aberration lorsque le malade est une personne âgée ou ayant quelques interdits alimentaires : on ne voit jamais le nutritionniste venir voir le dossier du malade pour prescrire un régime adapté. Tout le problème est là. Si les médecins, et l'ensemble du personnel soignant, font admirablement leur travail, sont dévoués et affectueux dans leur écrasante majorité, c'est justement la partie « non médicale », si on peut le dire ainsi, de l'hospitalisation qui laisse à désirer. Or, l'alimentation, l'accueil, le calme, la disponibilité du personnel, font aussi partie des « soins » qu'on paie. Le bruit. Tout dépend de la clinique. Dans certaines, les espaces appelés « salle d'attente » sont souvent des lieux de réunion où on fait connaissance, où on demande l'état de santé de untel, voisin de chambre. C'est aussi un lieu où pour passer le temps, on apporte quelques cafés, on bavarde, on commente, on oublie qu'on est dans un lieu réservé aux soins et que le silence est de règle. Il faut dire que souvent, les employés eux-mêmes se hèlent d'un bout de couloir à l'autre, à propos de thermomètre ou d'un tensiomètre oubliés. On fume, alors que partout, sont bien mis en évidence les affichettes d'interdiction de fumer. Mais aucun membre du personnel ne fait la remarque aux contrevenants !! J'entends d'ici les « hola !» de protestations vertueuses, et des bras qui se lèvent au ciel. Inutile de défendre l'indéfendable. Il n'est nullement question de mettre en cause la compétence ou l'intégrité de la très grande majorité du corps médical. Mais il est aussi du devoir de tous de protéger les patients, et leurs proches, des pratiques de ceux qui veulent à tout prix faire du profit avant tout au détriment de la santé de ceux qui en ont la charge. Aux médecins aussi de dénoncer les brebis galeuses, lorsqu'il y en a, qui peuvent porter atteinte à la dignité et la respectabilité de l'ensemble du corps médical, par des pratiques peu conformes au Serment d'Hippocrate.