Nous nous sommes rendus, il y a peu de jours, au Centre de Traumatologie et des Grands Brûlés de Ben Arous et avons constaté que parmi les patients admis, il y avait des personnes des deux sexes qui avaient « commis » une tentative de suicide. On utilise là-bas une abréviation médicale spécifique pour désigner leur cas : T.S. ou T.S.F (respectivement « tentative de suicide » et « tentative de suicide par le feu »). Ces « raccourcis » langagiers sont sûrement plus pratiques, plus discrets et plus pudiques entre spécialistes, comme l'expression « Néo » pour les personnes atteintes d'un cancer. En ce qui nous concerne, nous avons pensé bêtement à un autre déchiffrage de l'abréviation : T.S.devient pour nous synonyme de Très Sérieux et T.S.F. signifie désormais Troubles Sociaux et Familiaux. En effet, et bien que nous ne disposions pas des statistiques les plus récentes sur le suicide en Tunisie, l'acte suicidaire auquel recourent certains individus de notre société doit nous alarmer quelle que soit la proportion de ses victimes. Qu'on enregistre 10 ou 100 ou 1000 suicides ou T.S., notre réaction doit être la même : chercher à comprendre et à prévenir de tels actes. Parce que plus grave que le suicide lui-même est l'absence de soutien et d'assistance aux personnes menacées d'y recourir un jour. Dans ce sens, la famille et plus largement toutes les autres composantes de la société doivent prendre leurs responsabilités pour venir en aide à leurs membres les plus exposés au stress, à la dépression, à la détresse et au désespoir. Cela s'impose d'autant plus en ces temps de récession mondiale qui voient chaque jour le nombre des chômeurs et des sociétés en difficulté croître à un rythme effrayant. Il semble selon des études très sérieuses (T.S.) que les périodes de grandes crises économiques connaissent une hausse notable des cas de suicide ou de tentatives de suicide. Attenter à ses jours ne résulte pas toujours d'un trouble dans la personnalité et le psychisme du suicidaire. La famille et la société trahissent également des troubles et des dysfonctionnements qui poussent à l'autodestruction.
Les plus touchés sont pauvres Qu'on en juge, d'après les résultats d'une enquête effectuée à l'hôpital Aziza Othmana il y a quelques années déjà, auprès de 94 patients hospitalisés pour brûlures suicidaires. L'étude montre d'abord que l'un des premiers facteurs déclenchant l'idée et l'acte suicidaires chez ces personnes est d'ordre familial (42 %). D'autres conflits inconnus expliquent leurs gestes désespérés (45%), mais le terme « conflits » est là pour dénoncer la responsabilité d'une autre partie que le suicidaire. Il peut par ailleurs s'agir de conflits conjugaux (7%), d'échecs scolaires (3%) ou de problèmes professionnels (2%). On apprend aussi que sur les 94 brûlés, 57 sont issus d'un milieu rural et n'exercent aucune profession. Le nombre des victimes de sexe féminin est largement supérieur à celui des hommes (65% contre 35%); ces femmes sont d'origine paysanne dans leur immense majorité et n'ont pas de métier là où elles vivent. Les espaces géographiques qui enregistrent le plus des cas de suicides sont le Grand Tunis et surtout les banlieues pauvres comme les cités Ibn Khaldoun et Ettadhamen. Mais, au Nord-Ouest et principalement dans les zones rurales, la proportion reste relativement élevée. Quant à la tranche d'âge la plus touchée, elle se situe entre 15 et 29 chez les jeunes et entre 30 et 49 ans chez les adultes. Idées noires ! Ces chiffres traduisent on ne peut mieux le dérèglement socio-familial que nous évoquions plus haut. L'absence ou le manque de dialogue dans la famille explique en grande partie les conflits qui conduisent au suicide. Les conditions socioprofessionnelles sont certainement à l'origine des dépressions qui poussent aux solutions désespérées. La concentration urbaine, la promiscuité et la marginalisation sont aussi des facteurs de dépressions susceptibles de pousser à l'autodestruction. Les personnes en âge de travailler mais qui restent au chômage sont plus exposées à la tentation de se donner la mort. Si les données sont aussi claires, l'origine, ou plutôt, les origines du mal sont donc connues et n'attendent que d'être attaquées de front. Nous devons donc concevoir autrement les rapports au sein de la famille et entre les conjoints. De nombreuses femmes mal mariées de chez nous endurent longtemps dans le silence les violences et l'incompréhension de leurs maris ; mais quand elles n'en sont plus capables elles se retournent contre leurs propres corps pour le mutiler ou le détruire. Les adolescents qui vivent mal les déchirements familiaux et souffrent d'un manque flagrant d'écoute chez eux ne trouvent pas mieux que disparaître en l'absence de solution à leurs problèmes moraux, affectifs et matériels. Les jeunes qui, à la fleur de l'âge et parfois diplômes en poche, se sentent livrés à eux-mêmes et comme sacrifiés par le système, se résolvent à cette nouvelle forme de suicide qu'est l'émigration clandestine. Le licenciement qui touche annuellement des milliers de Tunisiens et surtout de Tunisiennes, le chômage technique cette autre solution-problème, la retraite anticipée avec une pension dérisoire, toutes ces situations sont propices au désespoir et aux idées noires.
Anomie suicidaire Le suicide est, comme on le sait, perçu par presque toutes les religions comme un péché et un crime. Mais nous pensons que le plus grave c'est de créer les conditions favorables à la perpétration de ce crime. Pour ne pas être coupable de « non-assistance à personne en danger », chaque institution doit venir en aide aux personnes dépressives et capables de mettre fin à leurs jours : chacune selon ses compétences et les moyens mis à sa disposition. Les cellules d'écoute et de soutien psychologique et moral doivent se multiplier et mobiliser un maximum de spécialistes. Ne pas culpabiliser la personne qui a attenté à sa vie, ne pas non plus accabler son entourage immédiat, rétablir les ponts entre l'individu et la communauté au sein de laquelle il vit, cela fait beaucoup de bien à tout le monde. Il importe aussi de concevoir autrement nos villes qui, il faut le reconnaître, se transforment parfois en espaces de l'exclusion. L'anarchie et l'incurie qui y règnent sont de nature à déprimer le plus paisible des citoyens. Les nuisances sonores affolent plus d'un citadin en été comme en hiver et la lutte contre cette dangereuse pollution nerveuse a jusqu'à présent montré ses limites et son inefficacité. L'autre jour et en répondant à une collègue, le sociologue tunisien connu Khélil Zammiti imputait les écarts langagiers de nos enfants et de nos jeunes à la phase d'anomie par laquelle passe la société tunisienne depuis plusieurs années déjà, à ce « vide normatif » dont on ne donne pas l'air de s'inquiéter outre mesure : « Ce qui n'arrange pas les choses, ajoute-t-il, c'est qu'on n'est pas en train de voir la réalité telle qu'elle est. Il n'y a pas de diagnostic ! ». Si c'est également le cas pour les suicides et tentatives de suicide, l'attitude est plutôt suicidaire ! C'est T.S., croyez-nous !