Samedi prochain, c'est le dernier délai fixé aux commerçants tunisiens pour déclarer leurs revenus. Il nous a semblé opportun à cette occasion de rapporter quelques situations authentiques que nous avons vécues de très près et qui donnent une idée sur les pratiques douteuses récurrentes dans cet important secteur de notre économie. Nous voudrions bien ne les imputer qu'à quelques uns de nos négociants ; mais les nombreuses histoires de fraudes qui nous ont été racontées par des sources dignes de confiance, nous laissent quelque peu sceptiques quant à la possibilité de tomber un jour sur une déclaration réellement fiable. Cela dit et tout en évoquant les « mauvais exemples » qui suivent, nous préférons accorder le préjugé favorable à ceux de nos commerçants dont nous ne dirons pas de mal !
Même pas le dixième des gains Le premier cas est celui d'un richissime citoyen qui exerce son commerce dans une belle ville côtière de chez nous : à l'époque où nous l'avons connu, il possédait un café-bar-restaurant qui ne désemplissait jamais, été comme hiver. Dans le périmètre environnant, il n'avait comme concurrents que quelques gargotiers dont le commerce ne le dérangeait nullement. De cinq heures du matin jusqu'à minuit, ses employés n'arrêtaient pas de servir les flux de clients qui buvaient leurs cafés, se restauraient, jouaient leurs parties de cartes et tout le reste. Il faut dire que l'homme savait les accueillir et sévissait durement contre le moindre manquement aux règles de la bonne réception. Comme nous étions des habitués du café, nous entrâmes très facilement dans l'intimité de ce commerçant qui ne se gênait pas pour remplir en notre présence le cahier dans lequel il tenait ses comptes journaliers. Qu'y notait-il en fait ? Pour le café (immense de l'intérieur comme sur la terrasse), les rentrées nettes ne dépassaient jamais 50 ou 60 dinars. Le restaurant et le bar ne rapportaient que quelque 100 dinars par jour ! Or notre bande à elle seule laissait quotidiennement dans les caisses du local presque le double de ce montant ! Nous avons appris par ailleurs que les ouvriers qui y travaillaient n'étaient pas tous inscrits à la caisse de sécurité sociale, et que seuls les plus âgés bénéficiaient de cette couverture. Quant à accorder des augmentations de salaires ou des primes spécifiques, quant à consentir une majoration sur le prix des heures supplémentaires, le maître des lieux devait se faire prier pour pardonner l'audace de formuler de telles revendications. Pour tout dire, l'homme brassait des dizaines de milliers de dinars par mois et refusait de jeter les miettes à qui que ce soit. En général que déclare un tel commerçant aux services des finances (s'il daigne le faire) : même pas le dixième de ce qu'il gagne !
Difficile à contrôler L'autre jour, sur Tunisie 7, on souleva lors de l'émission « El haq maâk » le problème social d'un ancien chef de cuisine qui, avant d'être mis au chômage par son employeur à cause d'une maladie grave qu'il attrapa sur le lieu de travail, touchait environ 1200 dinars par mois. Seulement, le directeur de l'hôtel où il exerçait avait déclaré (d'après les dires du cuisinier, confirmés du reste par des documents officiels) un salaire inférieur de moitié auprès des autorités fiscales. Cette pratique n'est pas étrangère à la majorité des commerçants. C'est un fonctionnaire de nos connaissances travaillant comme comptable chez un grossiste de l'alimentaire qui nous le confirme : « J'en suis aujourd'hui à mon quatrième employeur et je peux vous assurer que lorsque le salaire de leurs travailleurs dépasse un certain seuil, tous les commerçants se mettent d'accord avec ces derniers pour qu'on le réduise dans les comptes officiels de la boîte. C'est bien évidemment pour payer moins d'impôts qu'ils recourent à cette astuce. Je ne pense pas que les gens du fisc soient dupes de leurs roublardises, seulement, il faudrait déployer régulièrement une armada de contrôleurs pour les déjouer. Et même avec un tel effectif, les fraudeurs parviendront à contourner les règlements les plus rigoureux ! Mais bon, pour ne pas trop assombrir le décor, disons que malgré cette tendance généralisée, il existe encore des gens assez honnêtes pour remplir des déclarations correctes. »
Mi-figue, mi-rusant ! On sait d'autre part que lorsqu'ils rendent compte de leurs dépenses, les mêmes commerçants revoient tous les comptes à la hausse. Factures (parfois falsifiées) à l'appui, ils peuvent vous convaincre que leurs gains sont infimes et sont capables parfois de vous persuader qu'ils sont tout près de déposer le bilan. C'est à peine s'ils ne vous sortent pas un certificat d'indigence délivré par le «omda » de leur quartier ! A propos des factures gonflées avec lesquelles certains commerçants couvrent leurs manœuvres frauduleuses, nous garderons toujours en mémoire cette mésaventure vécue avec un marchand de fruits qui n'affichait presque jamais ses prix. L'été dernier, il proposait ses figues à 2 dinars 200 millimes entre 9 et 11 heures et aux environs de midi, il les vendait à 2 dinars 500. Une cliente qui repassait par là et qui avait déjà acheté le fruit avant que son prix ne soit majoré en avisa un agent désigné pour le contrôle des prix pratiqués sur les lieux. Celui-ci alla demander ses factures au marchand lequel fit semblant de fouiller ses poches et les tiroirs d'un vieux meuble qu'il avait installé dans un coin de la boutique. Ensuite, il sortit un carton à chaussures où apparemment il conservait les documents relatifs à son commerce et reprit sa fouille interminable jusqu'à ce que la vieille dame, visiblement pressée, soit partie non sans prier l'agent auparavant de faire preuve de plus de rigueur face aux énergumènes de cette espèce. La fin de l'histoire ne dit pas si le fonctionnaire donna suite à son vœu, mais tout le monde sait que, comme dit le proverbe de chez nous, « le voleur trouve toujours le moyen de tromper la vigilance son ange gardien » !