Si en Tunisie, un mariage sur sept échoue et se termine par une séparation, cela ne veut pas forcément dire que les six autres unions sont heureuses et réussies. Au sein de certains couples, au moins un tiers de la proportion restante, le divorce est effectif ; la faille, la rupture sont réelles et perceptibles au quotidien, mais l'on évite en permanence le recours à la séparation officielle et définitive. Se résignant à leur sort qui les a liés à un conjoint violent, volage, irresponsable, impotent, stérile, alcoolique, sans emploi stable ou franchement indigent, les partenaires lésés dans l'union (ce sont plus les épouses que les maris en fait) font tout pour sauver les apparences et donner l'impression que leur foyer tient bon ! Les facteurs qui expliquent ce choix " masochiste " aux yeux de certains, sont multiples : il y a d'abord la crainte des lendemains inconnus de la séparation notamment pour les femmes qui ne garantissent pas toujours de pouvoir fonder un nouveau foyer après le divorce. Certains scrupules moraux dus à une éducation traditionnelle conformiste faite de tabous divers, empêchent aussi les martyrisés de franchir le pas fatal. D'autres redoutent les effets désastreux du divorce sur les enfants, estimant que dans l'intérêt de leur progéniture, il vaut beaucoup mieux colmater les brèches au sein du couple quitte à jouer jusqu'au bout la comédie du bonheur parfait !
L'enfer du mariage plutôt que celui du divorce Dans les milieux modestes, la violence conjugale est le lot quotidien de plusieurs foyers. Nous avons fait la rencontre, il y a quelques semaines, d'une jeune femme qui avait deux jours auparavant porté plainte contre son époux pour coups et blessures, mais qui était ce jour-là venue la retirer une énième fois. " C'est d'abord un proche parent et nous nous sommes mariés par amour. Nous sommes originaires de Zaghouan, mais l'embauche étant difficile là-bas, nous avons décidé de venir habiter à Tunis dans l'espoir que notre situation s'améliore. C'était en 1998. Au bout de longues recherches et après avoir exercé divers métiers temporaires, mon époux fut recruté par un grand magasin. En 2000, il gagnait jusqu'à 400 dinars et nos affaires allaient merveilleusement bien. La même année cependant, il se remit à boire et à fréquenter des gens peu recommandables. Nous avions déjà un enfant et j'étais enceinte du deuxième. Chaque soir, je lui conseillais d'arrêter l'alcool et de penser à l'avenir de ses petits. Soit il restait de glace, soit il me violentait et me disait que ce n'était pas mon affaire. Plusieurs fois, je suis rentrée au bled chez mes parents et à chaque fois on nous réconciliait. J'ai recouru une première fois à la police quand une nuit il menaça de m'éventrer et m'asséna plusieurs coups au niveau du bassin pour, disait-il, me débarrasser du deuxième enfant. Trois jours après, j'ai retiré ma plainte après qu'il m'eut juré d'être plus responsable à l'avenir. Jamais il ne tint cette promesse surtout depuis qu'il ne travaille plus dans le magasin (lequel a fermé l'été dernier). En ce moment, il travaille dans le bâtiment mais il gagne beaucoup moins et cela envenime encore plus nos relations. Je ne peux pas penser au divorce. Une de mes parentes a fait ce choix, et ce n'est pas la belle vie qu'elle mène pour autant. "
Papy assagi ! Pour S., le choix de ne pas rompre avec son mari fut dicté par d'autres motifs. Elle sait depuis longtemps qu'il la trompe couramment, mais ils ont un projet commun et elle est toujours amoureuse de lui. Dans l'une des confidences qu'elle a faites à sa meilleure amie, elle jure que jamais, elle n'a pensé sa vie sans cet homme. " Je lui pardonne tout parce que c'est lui qui a fait de moi ce que je suis actuellement. Et puis, en dépit de ses aventures extraconjugales, il tient toujours à moi et ne parle jamais de me quitter. Il n'est certes plus le même avec moi, mais je me contente de ce sort. Le travail m'occupe et bientôt je serai grand-mère et lui grand-père. J'ai grand espoir que ce nouveau statut l'assagira ! " Un autre bonheur pour oublier Le cas de R. est très différent. Jusqu'en 1995, il vivait bien avec son épouse qui malheureusement tomba malade la même année et ne se remit plus jamais de sa maladie nerveuse. Cette pathologie a beaucoup nui à la relation du couple, mais R. ne veut pas demander le divorce : " Je crois au mektoub et je me dis toujours : et si c'était moi le névrosé, m'aurait-elle laissé tomber ? Il m'arrive d'avoir de mauvaises pensées, mais la prière et les amis au café me permettent de supporter ce coup du sort. Ma mère qui vit avec nous fait à manger et mes enfants qui ont tous plus de 15 ans lui viennent en aide pour les autres tâches. Quand je les vois entourer leur grand-mère et leur maman de tous les soins, je remercie Dieu et ma foi en lui se renforce ainsi que ma conviction de voir un jour ma femme complètement rétablie ! "
Humilité Ces quelques exemples prouvent, si besoin est, à quel point le sens de la famille est fort chez beaucoup de Tunisiens qui renoncent parfois à leurs droits les plus légitimes pour préserver leur foyer. Est-on en droit de leur reprocher d'être " maso " sur les bords ? Ne faut-il pas au contraire louer leur abnégation et leur sens de la responsabilité ? Fonder un foyer et veiller à sa stabilité est certes l'affaire des deux conjoints à la fois, mais faut-il laisser la barque prendre l'eau quand l'un des deux s'arrête de ramer? Le divorce n'est pas la fin du monde, cela aussi est vrai ; mais est-ce une raison pour le banaliser ? D'autre part, n'est-ce pas un aveu d'échec que de recourir à cette solution ? C'est l'intolérance qui fait échouer les unions, ce sont l'absence de dialogue et l'incompréhension de l'autre qui ruinent les ménages ; l'impulsivité est aussi un des pires ennemis de la stabilité du couple : le premier réflexe après un malentendu ce n'est pas d'appeler à la rupture, mais de patienter, de laisser passer l'orage, de garder calme et lucidité, même quand on est victime. L'idéal dans une vie de couple c'est de voir chacun des conjoints se demander de temps en temps s'il n'a rien à se reprocher vis-à-vis de son partenaire, si quelque part, il ne lui a pas causé du tort, s'il fait suffisamment pour le bonheur de l'autre et pour celui du couple. Ce questionnement est une preuve d'humilité. Or les gens dépourvus de cette qualité ne peuvent rien comprendre à la vie conjugale réussie.