Les fidèles du Festival de Carthage ont sûrement croisé plusieurs fois le stand de l'Union Régionale des Non-voyants de Tunis, placé à l'entrée de l'amphithéâtre. C'est un modeste infirmier de La Rabta qui, tous les soirs, vous y accueille avec son lot plus ou moins volumineux de timbres émis en faveur de la Canne blanche. Il s'appelle Mahmoud Jarrahi et est lui-même non voyant. Ses pressantes implorations de l'autre soir résonnent encore à nos oreilles : il suppliait les milliers de passants afin qu'ils lui achètent ces timbres qui ne coûtent que 100 millimes l'un. Il restait digne néanmoins et utilisait des formules édulcorées pour rappeler aux festivaliers le devoir de solidarité qui incombe à chacun. " Je constate malheureusement, nous confia-t-il, que la plupart des gens ont tendance à oublier, les soirs de fête, ce noble impératif. Il y en a qui me prennent pour un portier du site et me demandent, parfois insolemment, de leur indiquer l'emplacement des toilettes. Les fumeurs me croient buraliste ambulant et viennent chercher dans mon stand, pourtant vide de toute sorte de marchandises, leurs cigarettes préférées. D'autres personnes, des jeunes en particulier, profitent de ma cécité pour me voler de l'argent ou des lots de timbres. Une fois, on m'a même braqué à la sortie de Carthage. Je me consacre à ce service bénévole et cours plusieurs risques en restant ici jusqu'à une heure tardive de la nuit. " Nous l'avons en effet aperçu jeudi dernier après le concert de Soufia Sadok, (il était une heure du matin) en train de chercher une place dans le minibus des journalistes, puis dans un autre bus du ministère de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine. " Ne croyez pas que c'est occasionnel ; non cette quête parfois désespérée d'un moyen de transport pour rentrer est quotidienne durant la période du festival. " Aveugle et solitaire Mahmoud Jarrahi déplore que les festivaliers paient jusqu'à 300 et 400 dinars par soirée pour écouter Aznavour et d'autres chanteurs beaucoup moins glorieux et ne daignent même pas jeter un regard sur son stand et ses timbres. Il fait pourtant le bonimenteur des heures durant et se montre très patient avec ces visiteurs qui préfèrent participer aux tombolas et jeux organisés par les sponsors du festival de Carthage. Nous avons vu de nos propres yeux comment ces espaces étaient pris d'assaut chaque fois qu'un concours doté de quelques prix y était annoncé, alors que Mahmoud Jarrahi attendait qu'un seul cœur tendre regarde du côté de son stand nu. L'autre soir, une consœur nous fit part de sa gêne et de son indignation devant la froideur des passants et imita notre geste du premier jour où nous rencontrâmes Mahmoud Jarrahi : elle lui acheta un lot consistant de timbres et souhaita que tous ses collègues en fassent de même. D'autre part et pendant que les gargotes et petits commerces du coin enregistraient des bénéfices considérables, notre infirmier non-voyant ne retirait de sa caisse que quelques misérables pièces de 100 millimes, de 500 millimes ou d'un dinar. L'appel est lancé " Il faut venir voir la réaction des gens un soir de grand concert : Tout le monde se bouscule et me bouscule pour courir trouver une place sur les gradins. Je réalise les plus maigres " recettes " ces soirs-là parce que personne ne fait attention à moi. Lorsque l'affluence est moindre, on se rend compte de ma présence mais pas vraiment pour faire preuve de générosité en faveur de notre union. Toujours est-il que les montants offerts sont plus élevés qu'à l'occasion des grands galas. Cela fait plus de 20 ans que j'accomplis mon œuvre bénévole à Carthage, mais je ne perds pas espoir ; le Tunisien est solidaire et il le montre à maintes occasions régulières. Je dois en effet reconnaître que par ailleurs nous recevons de la part de nombreuses institutions, des aides substantielles qui, bien qu'insuffisantes, contribuent efficacement au soutien financier et moral des non-voyants de Tunis. ". L'appel est donc lancé à tous les visiteurs de l'amphithéâtre de Carthage afin qu'ils se rendent plus souvent dans le stand de l'Union Régionale des Aveugles de Tunis. Ce n'est pas seulement pour les " beaux yeux " (en effet) de Mahmoud Jarrahi, qu'ils sont appelés à faire preuve de générosité ; mais pour tous les handicapés de Tunisie.