La galerie Ammar Farhat à Sidi Bou Saïd ouvre ses portes à la photographie ; et ce sont les œuvres de Faten Gaddes qui en tapissent les murs. «Les temps modernes » est le titre générique qui regroupe les photographies. Le temps que remonte Faten Gaddes grâce à l'objectif pour suspendre la procession des ans, l'espace d'une expression artistique… « Les temps modernes » est un titre qui rappelle le film de Charlie Chaplin. En prenant connaissance de ce titre, on serait tenté de dire que la photographe avait plagié le maître et que son travail s'inscrirait dans la continuité du scénario et de l'image véhiculée par le film. Pourtant Faten Gaddes nous entraîne dans les dédalles du temps et nous met face à notre histoire. En effet, la toile de fond de son travail est l'ancienne centrale électrique de La Goulette. Un lieu chargé de mémoire : celle du siècle jadis. Sur les murs lézardés de couleurs déteintes, entre des tuyaux laissés à l'abandon, des fragments de meubles en bois qui jonchent le parterre, des espaces plongés dans le silence, un jeu d'ombre de lumière s'instaure. Ces rayons de clarté qui s'infiltrent par les vitres crevées et la charpente dénudée de la toiture teintent le lieu de couleurs variables en leur conférant un semblant de vivacité qui s'évanouit lorsque la pénombre s'installe. Le lieu abandonné pullule de bribes de souvenir. Dans la lumière, la poussière qui s'élève donne à la photographie un aspect laiteux duquel émergerait, peut-être, le spectre des gens qui ont peuplé les locaux. L'impression s'évanouit devant le noir qui ouvre la porte devant le mystère et l'atemporel. Cependant, voir dans la photographie de Faten Gaddes, une recherche de sauvegarder la mémoire de la centrale avant son démantèlement serait réducteur car au-delà de l'espace proprement dit et du souvenir qu'il génère, ce sont les courbes et les lignes qui dessinent les contours de l'espace, elles s'accentuent puis tendent à disparaître offrant ainsi un mirage plastique qui dynamise en filigrane la photographie. Outre cette vivacité des traits, des personnages s'invitent dans la perception de Faten Gaddes. Des personnages qu'elle emprunte à Egon Shiele, Pina Bausch et Gustav Klimt. Trois expressions artistiques qui s'incèrent dans le travail de l'artiste. Le montage surprend le visiteur, attise sa curiosité, l'attire dans cet espace-temps que Faten invente ou réinvente au gré du mouvement solaire, du clair-obscur et de l'architecture des lieux. Qu'ils soient peints, esquissés ou pris dans le mouvement, qu'ils soient fictifs ou réels, ces personnages semblent émerger de l'inconscient de la photographe. Des images qui ont taraudé son esprit et qui surgissent dans son travail. Des hommes mais surtout des femmes, des danseurs ou des femmes fatales, graves ou badins, autant de corps et d'âmes qui renfermeraient chacun les bribes d'une histoire méconnue ou inconnue : celle de la création ou de la recréation d'un monde jadis. « Les temps modernes » de Faten Gaddes sont des clins d'œil aux maîtres, acteurs, cinéastes, peintres ou chorégraphes soient-ils. Elle les invite dans son monde, leur rend hommage. En osmose avec ces artistes, Faten Gaddes va au-delà de la catégorisation et dépasse les frontières des genres. Son travail est une mise en abîme de l'art, d'une part, et s'inscrit dans l'entre-deux mondes, d'autre part. Ses oeuvres admettent les dualités et les apaisent par la présence de silhouettes humaines et des couleurs chaudes. A l'industriel, se joint l'artistique et la mémoire se teinte d'une représentation de l'ici et de l'ailleurs, du réel et de l'onirique, du passé et du présent. Ainsi, « les temps modernes» saisit l'instant présent et les instances de l'œuvre humaine ; une œuvre qui balance entre industrie et art. Un double postulat que l'œuvre de Faten Gaddes réunit pour le plaisir des yeux dans une vision où la profondeur se joint à la nostalgie dans une visite des « temps modernes » ceux que le regard de l'artiste réinvente au gré du temps…