La directrice de la galerie Ammar-Farhat à Sidi Bou Saïd aime travailler et faire travailler les artistes, qu'elle suit et expose, sur des thèmes. Après Le portrait et La rue, la galeriste a choisi pour l'ouverture de sa saison culturelle un autre thème fédérateur El Hobb (l'amour). Un prétexte qui augure un cortège d'audaces, de délires, d'émotions, de tensions, de fantasmes… L'amour, qu'il soit écrit selon une langue d'origine sémitique ou latine, se décline selon une gamme infinie de sentiments humains. Roland Barthes en a fait le sujet de son livre Fragments d'un discours amoureux, où il décrit et analyse au gré d'un abécédaire, qui commence avec le terme S'abîmer et finit sur Vouloir-saisir, des émotions telles que l'attente, la jalousie, la séduction, le désir, le dépit, la rencontre, la fusion, l'oubli, la déclaration… Pour Aïcha Gorgi, directrice de la galerie, El Hobb chez nous, entouré qu'il est de tabous et d'interdits, manque de visibilité, de prise de parole et d'images. Paradoxal, affirme-t-elle, surtout si l'on se réfère à une culture arabe baignée de poésie et de chants d'amour des plus langoureux et qui montent vers le ciel comme une incantation, comme une prière. Et c'est pour assouvir un désir de discours esthétique amoureux qu'Aïcha Gorgi a convié depuis le 31 octobre dernier seize artistes contemporains, peintres (Tahar M'guedmini, Baker Ben Fradj, Rafik El Kamel, Ariza M'rad, Rym Karoui, Ymen Berhouma, Insaf Saâda), photographes (Marianne Catzaras, Dorra Dhouib, Dalel Tangour, Faten Gaddes) et plasticiens manipulant différents matériaux (Meriem Bouderbala, Nicène Kossentini, Aïcha Filali, Mohamed Ben Soltane) dans sa galerie à s'éclater sur El Hobb. Marivaudage Beaucoup d'artistes ont opté pour un traitement anecdotique du thème de référence. Le ton général est badin, léger. Barthes traduirait l'esprit de l'exposition par une sorte de «marivaudage». Des renvois au cinéma arabe et hollywoodien et aux murs de la rue avec ses graffitis et ses cœurs sanguinolents transpercés de flèches ponctuent les cimaises de l'espace Ammar Farhat. Aïcha Filali continue à détourner nos objets du quotidien avec son habituel sens de la provocation et surtout avec humour et désinvolture. Lorsque les rouleaux de papier toilette deviennent des bobines où défilent des mètres et des mètres de romans photo reproduits en noir et blanc, la «profanation» se situe-t-elle par rapport aux séries à l'eau de rose ou par rapport à ce pauvre et innocent papier hygiénique ? Il faut lire également le texte hilarant signé Azza Filali, qui accompagne quelques morceaux de la couverture d'une revue sentimentale et culinaire d'après-guerre. Déposés sous vitrine telles de précieuses reliques. A côté, sur un pan entier de mur imprimé de petits cœurs rouges, Faten Gaddes a accroché ses assiettes imprimées de photos des romans de la collection Harlequin et d'affiches de vieux mélos égyptiens. L'amour aussi est un plat qui se mange à votre guise…chaud ou froid. L'installation de Faten Gaddes, photographe et décoratrice d'intérieur, nous rappelle une citation de l'écrivain Françoise Giroud qui disait : «On ne peut plus vendre aujourd'hui une marque de café sans l'enrober d'amour et d'érotisme». El Hobb aussi désintéressé soit-il ne peut plus échapper à l'emprise du marketing. Rym Karoui, qui conjugue toujours peinture et sculpture, ne peut pas s'empêcher non plus de considérer l'amour comme un objet périssable. Sur le territoire de sa toile intitulée Mella Hobb, traversée de son chien acrobate et de ses petits personnages fous et où trône un gros cœur, le spectateur déchiffre une foule d'inscriptions évoquant les graffitis : «How many times?», «Durée de vie», «Mode d'emploi» et une myriade d'expressions parlant de cœur en français et en arabe. Dominée par les tons rouge passion, la narration de la toile continue à travers les deux sculptures de l'artiste, traités sous l'angle de l'insoutenable légèreté de l'être… «L'attente est un enchantement» Bien qu'ils aient eu recours à des démarches esthétiques et à des matériaux différents, Insaf Saâda (peinture à l'huile), Imen Berhouma (peinture et collage) et Mohamed Ben Soltane (dessin, taches de café, collage) ont tous les trois évoqué l'amour tel que représenté dans l'espace public, le «street art» avec ses signes et graphismes particuliers, ses cœurs gribouillés en cachette sur des bâtiments couverts de chaux et ses affichettes lacérées. Le travail de Nicène Kossentini sur les 99 noms de Dieu incarne le fil rouge qui ponctue toute l'exposition. Sur des petits carrés en glace, Nicène a inscrit dans une calligraphie ésotérique (il faut se munir d'un miroir pour lire ce que l'artiste a écrit en sens inverse sur des petits miroirs) toutes les qualités de Dieu. Le spectateur s'approche pour s'enquérir du sens de cette écriture et le voilà piégé dans son image narcissique, dans son amour…propre. Le jeu est intéressant. Il stimule, dans le sourire, la réflexion et le questionnement. Nicène Kossentini poursuit ici un travail amorcé le printemps dernier dans l'espace «La Boîte» sur la spiritualité, la transe, la transcendance, et la tradition mystique qui imprègnent la culture arabo-islamique. Son univers se rapproche beaucoup de celui que nous propose aujourd'hui Dalel Tangour. Ses huit photos saturées de lumière dorée, prises l'espace d'une heure, en plein été, au moment où le soleil est à son zénith invitent à la méditation. Les silhouettes minuscules et éphémères se fondent dans l'immensité de ce paysage sublime où la mer épouse l'horizon et se confond avec une île jetée en pleine Méditerranée, l'île de Zembra. Le passage de la lumière souligne le temps qui passe…celui de l'attente. Personne mieux que Barthes, dans l'ouvrage cité plus haut, ne sait parler de l'attente : «L'identité fatale de l'amoureux n'est rien d'autre que : je suis celui qui attends». L'auteur écrira plus loin: «L'attente est un enchantement : j'ai reçu l'ordre de ne pas bouger». Dalel Tangour semble avoir reçu le même ordre. Sa série photographique est également un enchantement. L'exposition se poursuit encore une dizaine de jours.