Les Orientaux et les Maghrébins aiment souvent souligner le fait que leurs musiques respectives – les modes, s'entend – ont une « âme » propre qu'il n'est pas donné aux autres de réussir, que ce soit par l'instrument ou, encore moins, par le chant. Cette conviction n'est ni prétentieuse ni exagérée. Le constat, à Tunis, a été fait une fois lorsque Warda El Jazayria a tenté d'interpréter ‘‘Min Frêg Gh'zali'' de la Tunisienne Saliha. La diva cairote n'a alors réussi ni le ton (tabqa), ni le mode purement tunisien, et même pas le rythme. Elle était complètement perdue et le résultat était quasiment nul. Curieusement, les Tunisiens réussissent plutôt bien l'oriental. Ils ont même un don leur permettant de réussir tous les modes du monde, pour peu qu'ils s'y exercent un peu. Sauf que ce don a parfois joué de mauvais tours à la musique tunisienne. C'est que certains artistes, dans leur volonté de composer avec l'air du temps universel, ont conclu des ‘‘épousailles mixtes'' pas vraiment réussies même si elles semblent quelque peu recherchées. On pense un peu à Anouar Braham dont les divers projets luth/piano, luth/saxo et autres combinaisons du genre qui ne s'inscrivaient dans aucun registre particulier. Au prétexte d'universalité, cette musique est comme anonyme, sans identité propre, sans couleur particulière. C'est juste un jeu d'instruments basé sur un dialogue à ce point vague que chacun s'enferme dans sa partition. Il était nécessaire de rappeler cela pour dire que, samedi dernier, quand on a vu sur la scène d'Ennejma Ezzahra l'Indien Ashok Pathak avec son Cithare, et le Français Jackie Detraz avec son Tabla, deux instruments tout à fait étrangers l'un à l'autre pour nous, aux côtés du luth (Khaled Ben Yahia), du violon (Béchir Selmi) et de la Darbouka (Lassaâd Hosni), l'on a frémi à l'idée que même Khaled Ben Yahia est tombé à son tour dans le piège de l'universalité creuse, sans âme. Mais on allait vite s'apercevoir, avec beaucoup de bonheur, que dans ce concert (samedi 22 mai), Khaled Ben Yahia a tenté – et réussi – un brassage des instruments et des modes. Dans l'un des morceaux présentés, le très beau M'hayer Sika tunisien (correspondant au non moins beau Nahawend oriental) a génialement permis un dialogue authentique entre Béchir Selmi et Ashok Pathak. Dans ses compositions, Khaled Ben Yahia a administré la preuve, pas toujours aisée, il faut le reconnaître, que pour rester soi-même et garder son âme, il s'agit, non pas de plier le mode au caprice des instruments, mais ces derniers au service du mode tunisien ou oriental. Du coup, l'instrument étranger, pour l'avoir épousée en noces mixtes très prenantes, a donné à la composition un parfum exquis, envoûtant. Et le même ‘‘mariage'', passionnant, a réuni ce Tabla assez étrange avec la Darbouka tunisienne dans un dialogue tout aussi harmonieux. Entre les uns et les autres, le luth a fait fonction de fédérateur dans les mains du maître Khaled Ben Yahia qui excelle dans la conjuguaison des genres pour peu qu'il soit entouré de grands talents comme Ashok Pathak et Béchir Selmi. Pathétique et sensuelle, profonde et enivrante, la musique de Ben Yahia semble tirer son inspiration d'on ne sait quelles confréries ancestrales où la liturgie privilégie sans tabou les rythmes berceurs tels ceux usités dans ce dernier concert, comme la Romba, le marocain ou encore le gobbahi algérien. Et comme pour préciser cette tendance, le mot de la fin a été donné au Cheikh Ahmed Jelmani qui a interprété de savoureuses Ibtihêlêt (invocations).