Nous allons aborder dans le cadre de notre rubrique, des lieux de mémoire, en arpentant à rebours, le chemin des souvenirs qui nous mènent vers ces années 1950 et 1960 en Tunisie. Histoire de faire découvrir aux jeunes qui n'ont pas connu cela, cette atmosphère d'effervescence, laquelle était caractérisée certes par la lutte pour l'indépendance du pays, qui en était arrivé alors à son point culminant, mais aussi par une créativité artistique remarquable, notamment dans le domaine de la chanson et de la musique. Les us et coutumes de l'époque seront également évoqués ; ainsi que les grands noms de la littérature dont un certain Ali Douagi et sa bande de « Taht Essour ». C'est une remontée au fil des décennies que nous vous proposons, tout en vous souhaitant bonne lecture. • Des salons de coiffure pour les rencontres des artistes Monsieur Figaro, notre vénérable coiffeur du temps passé possédait une étonnante polyvalence. Il faisait aussi le petit « toubib » capable de soulager ceux qui souffrent d'une hypertension en leur extirpant de manière artisanale ce que nous appelions du « mauvais sang ». Il lui arrivait aussi d'égorger un poulet pour la consommation de ses voisins et amis. Ceux qui souffrent d'un mal de dents pouvaient recourir à sa science infuse en débarrassant son patient (eh oui) d'une dent malade. Les coiffeurs habiles à cisailler et à couper non seulement le cuir chevelu, mais également dans la chair vive, cette fois-ci non pas d'un coq ou d'un poulet, mais plutôt d'un être vivant en chair et en os, se transformaient souvent en infirmiers ou chirurgiens occasionnels pour procéder à la circoncision, un rite fondamental synonyme de pureté et d'hygiène dans la religion musulmane. Les Tunisois se rappellent, sans doute, de feu Mohamed Ben Mansour, le plus habile en la matière. Il tenait boutique rue Bab Saâdoun, juste en face du café « Ettabala ». Il a transmis son savoir faire à son fils qui habitait impasse des arcades. • Le salon de Hamadi Laghbabi Au milieu des années cinquante, la profession a évolué avec l'apparition de coupes au rasoir à la mode. L'art supplanta les rudiments et il n'était plus question ni de soulager les malades de tension, ni d'égorger une poule. Au contraire, un coiffeur signifiait désormais un artiste auprès duquel il n'était du reste pas rare de rencontrer des artistes dans la musique et la chanson. L'un des plus célèbres à posséder carrément un salon de coiffure moderne, Hamadi Laghbabi, fut le premier à mettre sur pied une Troupe d'arts populaires rue Bab Saâdoun, près de Bab-Souika, en face de la rue Sidi Bahloul. Le salon de Hamadi Laghbabi attirait les hommes des arts et de la culture. C'est là que j'ai fait connaissance avec le grand comédien Hamadi Jaziri qui venait de rentrer de France. Quelques mois plus tard, j'ai pu suivre à travers les ondes de Radio Tunis sa pièce radiophonique. «Al Qobla el katila» (Le baiser mortel), dont il joua le premier rôle et assura la réalisation. J'y ai également rencontré pour la première fois le poète et écrivain Abdelmajid Ben Jeddou qui habitait alors le Bardo, mais venait se faire couper les cheveux au Salon Laghbabi tout simplement parce qu'il y était dans son quartier. Ben Jeddou est en effet natif de « Rahbet Sidi Jebali ». Benalgia et Zghonda aussi Rue du Pacha, Naceur Barouni, ami des artistes et lui-même parolier de chansons, tenait un salon de coiffure. Ezzeddine Iddir lui avait chanté « Oghrof bidek » (Sers-toi de ta propre main). C'est donc là que j'avais connu Youssef Temimi, lequel élisait domicile dans l'impasse El Kesir à Bab Souika. Naceur Barouni, et moi-même lui avons écrit quelques chansons à lui et à sa femme la chanteuse Saïda Khaled. C'est également là que l'on me présenta pour la première fois Abdelhamid Benalgia qui était alors un excellent joueur de « nay » (flûte droite sans bec) dans la troupe de Ali Riahi, Naceur Zghonda, virtuose du violon devant l'éternel et Ezzedine Iddir. En fait, mes rapports avec celui-ci allaient se consolider à la (Salle El Fath), où j'animais les soirées ramadanesques. Puis à la (Salle Kortba) où nous avions tous deux émigrés. Iddir s'y était rendu célèbre grâce à son interprétation sans faille du chef d'œuvre de Mohamed Abdelwaheb « Koulli dah kane lih ? » (Pourquoi les choses allèrent-elles ainsi ? ». Un peu plus tard, cet artiste sensible et fin s'appuya sur son propre répertoire : « Taâla taâla » (viens, viens), écrit par Ali Ameur, « Lamouni fi hobbek » (on m'a reproché de t'aimer), « Oghrof bidek »... Ezzeddine Iddir, une sensibilité à fleur de peau Ezzeddine Iddir, de son vrai nom « (Imade Eddine Ben Mohamed Iddir, fils de Fatma Skanji), le troisième de sa famille après ses sœurs Jalila et Wassila. Né à Bab Souika, le 31 janvier 1934. Il a intégré d'abord l'école primaire de rue Dar El Jeld, avant de fréquenter l'école « Al Kaïriya ». Alors qu'il venait de passer au lycée, la seconde guerre mondiale éclata. Les écoles fermèrent leurs portes. La même année, il perdit sa mère. C'est le grand comédien Béchir Rahal qui a été à l'origine de la découverte de ce talent pur. Et c'est Chafia Rochdy alias « Nana » qui le présenta pour la première fois au public. Cela se passait en 1949 à Menzel Bouzelfa. Le virtuose Ridha Kalaï commença par lui composer de chansons dont un poème de Mohamed Hefhdi grand bonhomme de la radio nationale... « Aïna aïkadhatni » (Tes yeux ont réveillé en moi...). Ezzeddine Iddir allait par la suite composer pour lui-même et pour les autres chanteurs. Au total, ce sont près de 300 chansons qu'il composa avec sa sensibilité à fleur de peau. Après des débuts au sein de la Troupe Al Manar dirigée par le virtuose du violon Ridha Kalaï, il rejoignit la Troupe Al Asr du regretté Hassen Gharbi, où se trouvaient déjà Oulaya, Mohamed Sassi, Mohamed Lahmar, Mustapha Charfi. Ezzeddine Iddir a été admis au sein de la première chorale de la Radio Nationale mise sur pied par l'Egyptien et musicien Abdelaziz Mohamed. Il animera des soirées inoubliables à la salle Madrid que tenait le regretté Hassen Seghaïer. Notre chanteur Ezzeddine Iddir a pris une retraite anticipée de Radio Tunis, en 1990.