Sept acteurs, vingt personnages, un auteur roumain et un metteur en scène français. L'histoire se passe aux Balkans, avec un air d'exil en Europe de l'Ouest. Un chant de la douleur et de l'absurde. D'origine roumaine, Matéï Visniec est né en 1956, et c'est à l'âge de vingt ans qu'il a commencé à écrire des pièces de théâtre qui se verront interdites de création, mais qui sont très appréciées dans le milieu littéraire. Une dizaine d'années plus tard, il devient réfugié politique en France où il se met à écrire dans la langue de Molière, entamant la carrière que méritait son talent, et continuant à explorer les profondeurs de l'Europe de l'Est… Dans ces profondeurs, du côté des Balkans, les morts s'entassent depuis des siècles. L'un des personnages de cette pièce en a fait une boutique funéraire où il vend des squelettes à ceux qui n'ont pas retrouvé les dépouilles de leurs enfants morts durant la guerre, ou plutôt dire « les » guerres. Cela, c'est la fiction. Mais l'absurde est là, parlant, prenant la meilleure forme qui soit de la réalité. Et Jean-Luc Paliès dispose la scène, les personnages multipliés, les décors multifonctionnels, etc., de façon à rendre compte de cette absurdité déconcertante, des artifices de l'humour, du désespoir à la limite du fantastique… Vue de mort Car le narrateur, errant entre les personnages, est un mort. Vibko (Philippe Beheydt), tué durant la guerre civile, observe ses parents (Katia Dimitrova et Jean-Luc Paliès) aux habits ternes, revenus dans leur maison à moitié brûlée. Il leur parle alors qu'ils ne répondent pas, ne dit rien quand ils s'adressent à lui, à son âme. À son squelette perdu quelque part sous la terre, dans la forêt, et qu'il leur faut retrouver pour qu'ils puissent faire leur deuil. La douleur de la mère est une obsession, elle parle régulièrement à son fils, lui crie dessus, lui en veut. Sa colère entraîne la patience du père dans son sillage. Ce dernier va tous les jours remuer la terre dans la forêt… une chemise suffirait pour lui creuser une vraie tombe. Vibko va aussi regarder Ida (Estelle Boin), sa sœur, qui va faire son deuil sur les trottoirs de Paris, d'Italie, ne sachant rien dire d'autre que son prénom – qui n'est probablement que son nom de guerre… Son deuil, le deuil de son corps, est un chant d'opéra qu'elle lance à chaque menace, à chaque affliction. Autour de tous ces deuils, gravitent d'autres personnages, le nouveau voisin profiteur, la vieille folle Mirka chez qui on dépose les dépouilles, un maquereau, un travesti, des soldats serbes et allemands… Anges ou démons, ils allègent quelque peu la tension que l'on retrouve dans la maison brûlée. Mais leurs propos, leurs gestes, aussi drôles soient-ils, sont d'une ironie acerbe et empreints de beaucoup violence, témoignant d'une réalité de plus en plus dure. L'humour, Visniec le démontre bien, est ce qui rend la réalité plus vraie, parce que plus touchable, plus accessible. Et puis c'est aussi une forme de violence. Car, que Paliès l'ait mise en scène – comme le moment où, pendant les batailles sur la frontière, une femme (Estelle Boin, aussi) berçant un bébé déploie un drap blanc taché de sang, en poussant un cri d'opéra pétrifiant , ou qu'elle se résume au texte même de Visniec, la violence est la même du début à la fin. Dans le propos, dans le geste, dans l'émotion. Poétique à souhait et autant prosaïque, fantastique, drôle, burlesque, absurde, « Le mot ‘‘progrès'' sonnait terriblement faux dans la bouche de ma mère » est l'un des meilleurs moments de la programmation Off du festival d'Avignon. C'est une fable des temps modernes, mais où l'Histoire, comme toujours, se réécrit… Car si la mère n'est guère crédible quand elle prononce le mot « satellite » ou « progrès », c'est l'Europe de l'Est, l'Europe tout entière, le monde qui est encore au même point de commencement…