Par Olfa BELHASSINE Nous avons cru qu'avec le recul et l'accès du mouvement Ennahdha au pouvoir, les islamistes changeront leur lecture dogmatique du legs de Bourguiba. Qu'ils injecteront des nuances dans leur interprétation de l'itinéraire politique du «combattant suprême» en opérant une sélection entre ses aspects positifs et négatifs. Il n'en est rien ! L'interview du leader nahdhaoui, Rached Ghannouchi publiée sur nos colonnes le 31 juillet dernier révèle à quel point la rhétorique du vieux cheikh reste balisée par une propagande anti bourguibienne. Une sourde haine fait presque trembler les traits imperturbables de Rached Ghannouchi et sa voix monocorde lorsqu'il répète: «Il ne faut pas encenser Bourguiba, ni le couvrir de lauriers». «Son règne n'a engendré que dictature et répression» Le président du parti islamiste va jusqu'à proférer contrevérité sur contrevérité pour convaincre l'opinion que «l'Etat de l'Indépendance a été un leurre et une menace pour la religion». Ainsi, prête-il la paternité du Code du statut personnel, l'œuvre qui, paradoxalement fait le plus corps avec le zaim, au Cheikh Abdelaziz Djaiet ! Or, tous les historiens contemporains l'attestent, ce cheikh, ministre de la Justice sous les beys, a bien tenté en 1947 de réformer timidement le code malékite mais sans oser toucher à ses fondements, la polygamie et la répudiation. En réalité, Abdelaziz Djaiet, victime d'une manœuvre de Bourguiba visant à démontrer l'appui des autorités religieuses à son projet révolutionnaire, critiquera fermement le CSP de 1956, qu'il estime trop émancipé par rapport à la chariaâ. Au fond, plus que la répression, plus que l'humiliation, les geôles et la torture, c'est le modèle moderniste et séculier de l'Etat choisi pour la Tunisie — certes d'une manière autoritaire — par son premier président de la République qui lui est reproché. En s'engageant dans une destruction massive du symbole incarné par Bourguiba, les islamistes ont probablement l'impression de prendre leur revanche sur plus de cinquante ans d'histoire ! L'historienne, écrivaine et journaliste tunisienne, Sophie Bessis ne dit pas autre chose en écrivant dans l'ouvrage collectif, «Habib Bourguiba, la trace et l'héritage» (sous la direction de Michel Camau et Vincent Geisser, Karthala, 2004) : «Le CSP constitue d'abord la pièce maîtresse d'une opération méthodique de démantèlement des structures juridico — sociales traditionnelles, menée à partir de 1956 et à peu près achevée deux ans plus tard». Elle ajoute un peu plus loin : «...en construisant au pas de charge l'Etat moderne dont il rêve pour son pays, c'est tout le terreau du yousséfisme que le nouveau chef de la Tunisie fait disparaître». Sans doute, Bourguiba, au si long règne, ne saurait être tenu pour un démocrate. La modernité quasi sacralisée dans sa pensée a été amputée de sa douce moitié : la Liberté. N'empêche, sa foi en l'éducation, en l'égalité des hommes et des femmes, son action pour le développement économique du pays, son ouverture sur «le cortège des civilisations», son audace, son verbe font de lui un «professionnel de la politique», selon la formule de Camau et de Geisser, qui continuera à imprégner longtemps encore la mémoire en partage des Tunisiens. Les symboles ont aussi pour fonction de mobiliser les affects et de rapprocher une communauté autour d'images valorisantes de soi. L'histoire du «Combattant suprême» (qui aurait eu 109 ans hier) a été confisquée par Ben Ali, pourtant considéré comme son disciple, son héritier. Le risque, tout le risque consiste aujourd'hui à défaire encore dans les médias et dans les livres scolaires le legs de Bourguiba en lui imposant une lecture idéologique. Jusqu'à quand la vérité officielle primera-t-elle sur la vérité de l'Histoire ? Le temps n'est-il pas venu pour étudier, analyser et évaluer dans un esprit pacifié des passions l'œuvre de ce leader atypique ?