Au plein cœur d'un Paris au temps de plus en plus clément, ensoleillé, Syrine Ben Moussa pose, repose sa voix après un week-end de concerts, afin de nous parler d'elle, de sa carrière, de la musique, de ce qui fait d'elle, disons-le, une chanteuse unique en Tunisie. Unique, parce qu'elle a choisi de faire survivre, à son niveau et à sa façon, la musique arabo-andalouse, y compris le malouf, et d'aller à la recherche des mêmes sonorités à la base des musiques folkloriques maghrébines. Cette recherche se poursuit encore, car en musique les frontières sont poreuses, et elle vogue entre les styles. Si, en Tunisie, on l'associe à une catégorie de chanteurs « intellos », par opposition aux chanteurs populaires, les concerts de Syrine Ben Moussa (27 ans à peine, elle est née en 1984) affichent souvent complet. « C'est une musique qui marche, finalement », conclut-elle. Et le malouf se révèle, en fait, plus populaire que jamais, lui qui, à Tunis, a toujours été pratiqué comme une musique de salon, élitaire, et aujourd'hui considéré comme étant une « musique de vieux », alors que, à Testour, c'est aussi la musique qui accompagne la future mariée au hammam, par exemple… De Testour à Paris, donc. Là, dans ce joli café Place Châtelet, en face du Théâtre de la Ville de Paris, Syrine Ben Moussa revit un de ses plus beaux premiers souvenirs parisiens. Le 9 octobre 2007, boursière, elle débarque dans la ville Lumières pour entamer un Master, puis une Thèse, en musicologie, quand un artiste du malouf algérien, Mohamed Segueni, l'invite à chanter avec lui. Dans le public, un couple d'agents qui, deux mois plus tard, l'appellent pour lui proposer de figurer dans la programmation du Théâtre de la Ville de Paris. Paname lui sourit de toutes ses promesses : le 2 mai 2009, le spectacle se fait aux Abbesses. « J'ai été très surprise de voir qu'on affichait complet quatre jours avant le spectacle, se remémore Syrine. Et puis le public était majoritairement occidental, venu écouter ‘‘Brises tunisiennes'' ».
Brises maghrébines
Ces brises, qui l'auront emportée de Testour, sa ville d'origine, à Tunis où elle a commencé à s'accomplir en tant qu'artiste, et enfin – pour le moment – à Paris où brille son étoile, c'étaient les mêmes qu'elle a attrapées dans sa voix et ses instruments, un certain soir de Ramadan 2005, quand elle a donné son premier concert solo. C'était à Bir Lahjar, « un coup de tête qui est devenu un coup de chance ». Syrine raconte : « Je faisais partie de l'ensemble orchestral de la ville de Tunis. Nous étions de solides choristes, tous étudiants à l'Institut Supérieur de Musique. La directrice du collège où j'avais étudié voulait, pour un spectacle du Festival de la Médina, réunir les élèves qui avaient fait musique plus tard, mais j'ai répondu : ‘‘Non, je veux avoir mon propre spectacle, j'ai mes musiciens et tout ce qu'il faut.'' » Or, Syrine n'avait rien à ce moment-là, que son ambition et sa détermination. De la témérité ? Sûrement, mais cela a porté ses fruits, ses plus beaux fruits, puisque Syrine s'est occupé de tout, du décor jusqu'à la tenue – commandée auprès d'Ilyès Landari, son styliste exclusif jusqu'au jour d'aujourd'hui –, et cela lui a donné le goût de la scène. Chose rare dans le domaine, Syrine Ben Moussa multiplie les concerts sans avoir aucun album à son actif. « À l'opposé de ce que l'on fait d'habitude, je fais toujours tout à l'envers », s'amuse-t-elle. Et c'est ce qui fera sa particularité, son image de marque. La pratique musicale de Syrine s'inscrit dans la tradition orale maghrébine, encore très présente au Maroc et en Algérie, surtout dans le pays voisin où les femmes interprètent des chansons du patrimoine avec leurs instruments sur les genoux. Bâaziz, l'artiste algérien ami de la Tunisie, remarque très rapidement cette particularité chez Syrine, en regardant la vidéo de son concert à Bir Lahjar. « Toi, je connais ton style », lui dit-il. « Moi, à l'époque, je ne connaissais pas du tout ces chanteuses algériennes, je faisais cela spontanément parce que c'est ce que je voulais faire. Mon entourage me disait que cela ne marcherait jamais, qu'il faudrait que je fasse de l'oriental pour que cela marche… » Et pourtant, si la chanson algérienne « Chahlet Lâayani » est si connue en Tunisie, c'est surtout grâce à elle et au clip que la production Karoui&Karoui lui en a fait tourner, en 2006, et passant en boucle sur Nessma TV et les radios. « Les gens croyaient que j'étais algérienne, évoque Syrine, et finalement c'est cette chanson qui m'a porté chance, elle m'a débloquée, m'a fait découvrir la musique châabi algérienne. » À l'époque, Syrine avait intégré un programme de production chez Karoui&Karoui, pour une sélection d'artistes « Jeunes talents », dont Bâaziz était le directeur artistique. « J'avais eu une formation très classique – conservatoire, Institut –, je ne pratiquais que la musique arabo-andalouse, avec un style absolument académique. Et finalement l'expérience Karoui&Karoui, même si malheureusement elle n'a pas abouti, a été très positive pour moi. Comme me l'avait dit Bâaziz, il était temps que je sorte de ma carapace ». C'est alors l'explosion des potentiels, des chemins à travers tout le Maghreb, la Méditerranée, aussi bien physiquement qu'à travers la voix. Syrine travaille avec plusieurs artistes de différents horizons qu'elle a connus durant les soirées organisées par Karoui&Karoui. Plus son chemin avance, et plus elle le voit se multiplier, avec plusieurs ouvertures possibles, y compris celle où se concrétisera son rêve : faire des fusions musicales méditerranéennes, espagnoles plus particulièrement, pour renouer avec ses origines andalouses. « J'en avais toujours rêvé, confie-t-elle, mais je me disais que je devrais commencer par la musique maghrébine… Ce n'est pas évident de s'adonner à des fusions sans avoir de bases solides ».
D'une rive à l'autre
La tête sur les épaules, Syrine continue son bonhomme de chemin, entre la France et la Tunisie, entre musique et recherche musicale. Et, justement, la création et la théorie ne sont pas en conflit chez Syrine, puisqu'elles se nourrissent l'une l'autre. « Avant de monter un spectacle, je fais beaucoup de recherches, stylistique, chronologique, et on peut dire que je travaille sur chaque concert comme si j'élaborais un concept », avance-t-elle. C'est ainsi alors que sa voix pousse les frontières, fait tomber les murs du temps, du son, pour jeter ces passerelles au-dessus de la Méditerranée. Ainsi, son dernier concert, « Entre dos orillas – Entre deux rives : Fusion Flamenco/Musique maghrébine », lui permet de « [s]'ouvrir sur l'extérieur » mais tout en restant « très enracinée dans le patrimoine ». À ce propos, elle dit : « Je pense que nous, Tunisiens, avons un complexe par rapport à ce qui vient de chez nous, par rapport à notre propre reflet. Depuis les 78 tours, on adore tout ce qui est importé, l'Orient nous fascine toujours, et même tous les plus grands artistes tunisiens ont composé à l'égyptienne. Et cela me dépite d'autant plus que nos voisions marocains et algériens sont toujours attachés à leur folklore, à leurs valeurs. En Algérie, le patrimoine musical est sauvegardé grâce aux dizaines d'associations qui sont actives dans le domaine, chose qui n'existe pas du tout chez nous à cause des problèmes politiques que nous avions. Que peut-on trouver, par exemple, de CDs de musique du patrimoine en vente dans le grand Tunis ? Rien que trois ou quatre albums… Ce n'est pas dû à l'inactivité du secteur du disque seulement, mais cela renvoie aussi à un problème de revalorisation du patrimoine. Même quand je donne des concerts à Paris, jamais un représentant diplomatique n'honore son invitation. Que de fois je me suis sentie orpheline, oui, quand, pour le même concert, un parterre de diplomates algériens et marocains applaudissaient mes camarades de scène, alors que personne ne s'est déplacé, pas pour moi, mais pour la musique, la culture tunisienne… » L'absence de la scène tunisienne est justement frappante à Paris. Dans le dernier agenda de l'Institut du Monde Arabe, l'unique « marque tunisienne » est Syrine Ben Moussa, mais qui, là encore, représente le Maghreb. « Il y a peu d'artistes tunisiens ‘‘folkloriques'' en France, explique Syrine. Et si des artistes marocains, vivant au Maroc, atterrissent dans la programmation de l'IMA, c'est parce que Royal Air Maroc les subventionne. Il n'y a jamais rien de tel du côté tunisien, et pourtant Dieu sait si avons des talents qui attendent juste d'avoir leur chance… » Que les grands noms de la musique tunisienne, par exemple, repèrent leurs cadets, leur composent de la musique, leur écrivent, les encadrent en somme… Ce qui s'est rarement fait pour Syrine Ben Moussa, certes, mais cette dernière a pu ainsi compter sur elle-même, travailler dans son coin, s'acharner, et la voilà désormais qui planifie la réalisation d'un album, après celui, live, que l'IMA éditera bientôt. La Révolution tunisienne pourrait-elle l'aider ? « Non, je ne pense pas, répond Syrine. À mon avis, nous sommes une curiosité éphémère. » Les deux concerts que Syrine Ben Moussa a donnés à l'IMA, les 11 et 12 mars 2011, ont pourtant été un vif succès. Ayant joué à guichets fermés, même Bâaziz n'a pu trouver de place. Ces deux représentations des « Passerelles hispano-mauresques », programmées depuis longtemps, ont permis à Syrine de porter fièrement la voix de la Tunisie, notamment en interprétant une chanson originale que nous aimerions, pourquoi pas, écouter sur nos ondes…