De notre correspondant permanent à Paris : Khalil KHALSI - Entre parcours familial, personnel et cosmique, le cinéma explose au-delà des limites de l'art et de l'émotion. Terrence Malick réinvente les lois du 7e Art et de l'apesanteur en signant avec « The Tree of Life » l'œuvre de la maturité. N'ayons pas peur de le dire, c'est un chef-d'œuvre absolu. Longtemps attendu, ce long-métrage au titre d'inspiration biblique, consacré à Cannes par le prix suprême, a profondément divisé la critique et le public en général. Et vu la recherche esthétique et philosophique qui le porte, l'ambition qui le sous-tend, cela se comprend et peut justifier les avis qui assimilent ce film à un navet total. Car Malick n'est pas un raconteur d'histoires au schéma hollywoodien et injectées d'adrénaline ou de toutes sortes d'accélérateurs d'émotions convenus par les lois du marché ; ses films sont des mimésis du mouvement de la vie, une vie souvent intérieure, des captures du cours de la nature… « The Tree of Life » est une œuvre sur l'origine du monde et de la vie comme métaphore de l'indicible, avec toutes les questions sans réponses qui peuvent se poser sur le sens de la vie, cette chose promise à sa fin dès son commencement. Malick remet l'être humain, le souffle de son existence, la mort grandissant en lui, etc., au creux de considérations métaphysiques vers lesquelles le spectateur, comme l'artiste, comme tout être humain oublie de regarder. D'où venons-nous ? Que faisons-nous sur terre ? Qu'étions-nous ? Que faisons-nous dans cette existence asservissante ? À quand la rébellion ? Pourquoi la rébellion ? Où allons-nous ? Pourquoi aimer et voir mourir ? Aux origines de la vie Le film commence par la mort d'un des trois fils des O'Brien (Brad Pitt et Jessica Chastain), à l'âge de dix-neuf ans, au Texas. Les images de ce début de deuil impossible (l'on ne verra pas la suite de l'événement, puisque l'histoire retournera en arrière, vers la naissance des enfants, la naissance de tout) montrent une mère brisée, ce ventre par lequel est venue la vie et qui, depuis son enfance, tient sa force de la nature. Les voix-over qui se succèdent – ne commentant pas les scènes, comme toujours chez Malick, mais parlant de l'intérieur – traversent le temps et l'espace (ou les espaces) pour nous montrer l'enfant Jack (Sean Penn) pris dans le tourbillon de la vie active, mélancolique et silencieux. À l'origine de cela, il y a la tragédie qui a brisé la famille, et les voix qui touchent ce point semblent toucher le cosmos tout entier. S'ensuit alors une longue séquence où la mort d'un être cher paraît exploser dans l'infini de l'univers, comme pour exprimer cette impression de néant qui naît dans le corps, dans le ventre, et qui pourrait ressembler à cette onde de choc qui dévaste la Création. Des images sublimes d'étoiles, de galaxies, de soleils et de météores, comme une réinvention du ciel, scandées par des symphonies et des requiems, sont ressenties non pas comme ce qui se passe autour et qui emporte l'ignorance de l'humain, mais comme une expérience intérieure. Cette métaphore est cyclique, elle suit le cycle saisonnier d'un arbre, et de la mort (après un passage par la disparition des dinosaures) semble ressurgir la vie. Ici, la lumière de la naissance du monde ressemble à celle d'une vie intra-utérine. Commence alors la vie dans le berceau de la famille. Naissance de Jack, bébé venu comme un mystère, alors commencent les premières leçons de la vie, au soleil, dans le vent, sur l'herbe verte, entre les jambes de la mère à la fraîcheur originelle, dans un tourbillon de bonheur. Limpide, cette vie et les deux naissances qui suivent seront rattrapées par la conscience, les choses sérieuses et les premières douleurs. Entre un père autoritaire (qu'il faut appeler « monsieur », ensuite « père » avant de pouvoir dire « papa ») et une mère effacée mais dont l'aura est déployée dans chacun des enfants, Jack (incarné par le jeune Hunter McCracken, dont la sincérité du jeu est étonnante) a du mal à grandir. Déjà les grandes questions le torturent, comme si son regard était éclairé par la mélancolie à venir, et le complexe d'Œdipe se développe. Apparaît alors le narcissisme du père qui le projette dans ses enfants, surtout dans le deuxième (qui mourra), pensant ainsi être obligé d'asseoir une autorité absolue pour épargner à ses rejetons de passer, eux aussi, à côté de leurs rêves. Mais l'heure n'est pas à la réconciliation, pas encore, et Jack se laisse aller à ses pulsions destructrices, qui ne semblent toutefois même pas lui procurer du plaisir… Ce sont des fragments d'images, de sons, de lumières et de voix que Malick reconstitue comme pour imiter la mémoire défaillante. À cette recomposition s'intègrent des scènes fantasmées, des visions, qui s'articulent quasiment toutes autour de la figure de la mère –tantôt elle vole, tantôt sa mort est mise en scène, etc. Le rapport à la nature, cher à Malick, atteint son apogée dans ce film. Et pour qui sait (veut) se laisser porter par la vision du metteur en scène, et accepter de réfléchir dans cette succession d'images cosmiques, il est possible de vivre une grande expérience spirituelle comme le cinéma en fait peu. Cette expérience est à la naissance de l'émotion dans les yeux du spectateur, qui se trouve interpellé par ses traumatismes enfantins et tout l'indicible en lui qui se démène dans l'obscurité. « The Tree of Life » est vécu comme une traversée du monde jusqu'au plus loin du palpable, du raisonnable et du conscient, porté par le talent rare d'un artisan des images qui frôle la perfection. Une explosion de lumière, au-dedans de soi, comme un retour aux origines, aux choses d'avant soi.