Lundi dernier, au petit matin, les éboueurs de la capitale doivent avoir maudit mille fois le Parti Démocratique Progressiste, d'Ahmed Nejib Chebbi et Maya Jeribi. C'est que, durant toute la soirée de dimanche, des groupes de militants très jeunes qui participaient à la campagne électorale du PDP, distribuèrent des dépliants sur le programme, les valeurs et les hommes de ce parti. Ils en avaient par milliers et ils tendaient ces brochures indifféremment et généreusement à toutes les personnes qui les croisaient et qu'ils durent assez souvent harceler à la manière des jeunes agents publicitaires engagés par certains opérateurs téléphoniques privés pour promouvoir leur produit. L'avenue Habib Bourguiba et toute la zone de Bab Bhar focalisèrent leur campagne, ce soir-là. Et vers 2 heures du matin, on pouvait sans peine constater les « dégâts » que cette sortie promotionnelle occasionna sur près de deux kilomètres en centre-ville : les dépliants du PDP jonchaient les trottoirs et les chaussées ; on en piétinait sur le terre plein et les terrasses de cafés, voire même à l'intérieur des magasins ouverts la nuit. Après avoir plutôt complaisamment accepté de recevoir les prospectus de la main des jeunes militants, les gens jetaient un regard furtif sur leur contenu (principalement les titres lisibles et les images). Il faisait nuit et les lumières de la ville ne permettaient pas vraiment de se concentrer sur le texte et les messages intérieurs du document distribué. D'autre part, parmi les milliers de promeneurs et de promeneuses qui déambulaient dimanche soir sur l'Avenue, on comptait visiblement peu, très peu de personnes portées sur la chose publique et encore moins sur l'avenir du parti d'Ahmed Néjib Chebbi. On vaquait à d'autres occupations et surtout à différents loisirs. C'est ce qui explique le sort pitoyable connu par les dépliants publicitaires du PDP : entre 22 heures et 2 heures du matin, on marcha allègrement sur la photo de Chebbi aux côtés de Maya Jeribi, sur les slogans du PDP, sur son programme et sur ses valeurs. De nombreux prospectus étaient déchirés et bien d'autres étaient lardés au niveau du portrait représentant le couple dirigeant. « Vanitas vanitatum… » Le même soir, et à l'heure où les Tunisois de l'Avenue piétinaient les prospectus du PDP, les télévisions du monde entier diffusaient des images sur la « libération » de la capitale libyenne montrant les rebelles en train de déchirer, de piétiner ou de brûler les photos de Kadhafi. Des scènes pareilles, nous nous y sommes accoutumés maintenant : depuis la Révolution en Tunisie et en Egypte, les portraits des chefs d'état sont profanés dans plusieurs états arabes. Naguère intouchables, sous peine de lourdes sanctions, les photos de nos dirigeants sont aujourd'hui à la portée du premier manifestant venu : on crache dessus, on traite de tous les noms celui qu'elles représentent, on se venge sur ces portraits comme s'ils étaient de la chair et des os. En voyant les opposants des dictateurs s'acharner sur les représentations de ces derniers, on peine à croire qu'ils malmènent des symboles. Allez savoir quel effet cela a sur les dirigeants malmenés de la sorte. Ils doivent déjà avoir beaucoup de culot pour endurer le spectacle de leur lapidation. En tirent-ils les leçons qui conviennent ? Ce n'est guère certain. Nos chefs d'Etat sont tellement imbus de leur personne, leurs conseillers médiatiques les confortent tellement dans cette vanité qu'ils finissent par se persuader que l'amour de leurs peuples leur est inconditionnel et acquis d'office. Ils se laissent leurrer par leurs propres mensonges et par ceux de leurs collaborateurs. Ces derniers imposent à tout le monde, aux commerçants surtout, d'afficher au meilleur endroit de leurs locaux les portraits du président, du guide, du sauveur, du combattant suprême, du Père de la nation. C'est heureux encore qu'ils n'obligent pas les couples à les accrocher au-dessus de leur lit, dans le salon ou à l'entrée de la maison ! Dans les administrations, même privées, on risque gros si l'on ne laisse pas de place à la photo du souverain. En Tunisie, après le 14 janvier, on s'est très vite tourné vers ces portraits qui colonisaient les espaces de la Cité pour les déchiqueter. On s'allégeait ainsi du pesant joug que ces effigies incarnaient. Curée exemplaire Pourquoi en arriver là ? Pourquoi nos hommes politiques ne réagissent pas de la bonne manière au désamour que leur manifestent leurs peuples ? Sont-ils, à ce point, insensibles aux scènes de laminage dont leurs portraits font l'objet ? Ils trahiraient dans ce cas la pire des arrogances ? Nous nous laissons en effet gouverner par des insolents, des impertinents qui nous traitent comme des moins que rien. Mais le jour où les rapports s'inversent, nous le leur rendons bien. Un chef d'état sage pour de bon comprend seul que le culte du moi en politique comme partout ailleurs se paie très cher un jour ou l'autre. Il préfère gouverner dans la discrétion, sans tapage inutile. Et le jour où il doit partir, il aimerait que ce soit aussi humblement et aussi dignement. Dignité et humilité, voilà deux mots que nos politiques arabes s'empressent de rayer de leur dictionnaire particulier dès avant leur arrivée au pouvoir. Bien fait pour eux donc si leur carrière s'achève dans l'indignité et la honte ! Qui sème le vent récolte la tempête ! On a beau prendre toutes les poses valorisantes devant les photographes et placarder ses photos par la force à chaque coin de rue : un de ces quatre, les portraits des tyrans tomberont avec eux et la curée n'en sera que plus spectaculaire !