Si déjà l'avenir de l'UGTT suscite des interrogations, c'est que notre centrale syndicale la plus grande et la plus forte fut durant presque toute son histoire et est encore un acteur incontournable de la vie politique, économique et sociale du pays. Depuis l'indépendance jusqu'à l'actuelle période de transition démocratique, le pouvoir en place l'a tour à tour courtisée, martyrisée, traquée, récupérée, refoulée, immobilisée sans jamais pouvoir la dompter totalement ni l'anéantir tout à fait. Elle défend, encadre et mobilise près de 3 millions d'adhérents qui jusque-là ont résisté tant bien que mal aux tentatives répétées visant à mettre l'organisation sous la coupe des régimes respectifs de Bourguiba et de Ben Ali. Aujourd'hui, une nouvelle république se construit sous la direction et le contrôle d'un mouvement islamiste majoritaire qui devra forcément compter avec ce bastion de résistance qu'est l'UGTT. Les dirigeants d'Ennahdha lorgnent depuis longtemps du côté de cette puissante organisation ouvrière. Au passé, leurs « troupes » ont tenté sans beaucoup de succès d'infiltrer les différentes instances de la Centrale et quelques syndicats forts. Sous le régime de Ben Ali en particulier, leur percée syndicale fut extrêmement timide voire même imperceptible dans plusieurs secteurs. Mais aujourd'hui, la donne est autre : Ennahdha est arrivé au pouvoir. Ses militants sont gonflés à bloc ; alors que l'UGTT donne des signes d'affaiblissement et surtout d'éclatement intérieur depuis la création de deux syndicats parallèles. Peu de temps après la chute de Ben Ali, son bureau exécutif fut violemment pris à partie par une certaine gauche syndicale et n'eût été le répit que cette opposition lui accorda après l'avènement de Béji Caid Essebsi à la tête du troisième gouvernement provisoire, les membres de ce bureau auraient peut-être succombé aux coups de boutoir de leurs détracteurs. Alliance de gauche ou cohabitation avec Ennahdha ? Donc, l'UGTT est face à une nouvelle épreuve au terme de laquelle elle est appelée à préserver cette chère indépendance pour laquelle bien des militants ont sacrifié leurs vies. De plus, elle doit réaffirmer son poids et son pouvoir de force régulatrice capable, lorsqu'il le faut, d'orienter l'action politique du gouvernement et d'infléchir certains de ses choix économiques et sociaux. C'est en décembre que se tiendra son prochain Congrès National : les membres de l'actuel bureau exécutif sont pour la plupart partants. L'occasion est d'or pour ceux qui rêvent de prendre leurs places, entre autres parmi les islamistes d'Ennahdha en faveur de qui le vent souffle ces derniers jours. Néanmoins, un mois et quelques jours leur seront-ils suffisants pour réussir une percée aussi éclatante que celle des élections de la Constituante ? Nous les voyons capables de réussir ce pari parce que, comme nous l'avons avancé plus haut, la prise de l'UGTT est un vieux rêve des Nahdhaouis, un projet laissé seulement en veilleuse durant ce qu'ils appellent « les années de braise ». Mais qu'en penseront les autres « concurrents » ? Ils ne croiseront sans doute pas les bras. Nous sommes quasiment certains que la chaude atmosphère des élections de l'Assemblée Nationale Constituante ne leur a pas fait oublier de continuer à viser une position forte à l'intérieur de l'UGTT : nationalistes arabes, communistes du PCOT, marxistes démocrates, auxquels il faut désormais ajouter les représentants des autres «vaincus » du dernier scrutin. Iront-ils tous jusqu'à constituer un front susceptible de contrecarrer une éventuelle, une probable avancée des Islamistes sur la forteresse syndicale ? Mais qui garantit que les courants (non les personnes) qui contrôlent actuellement les principales instances de l'UGTT et ceux qui ont sous la main certains syndicats puissants ne cèderont pas à une démangeaison, de plus en plus contagieuse en ce moment, de rapprochement avec Ennahdha. En effet, et à moins qu'ils aient entièrement calmé l'ostracisme quasi systématique dont ils frappent certains courants de la gauche tunisienne modérée (Ettajdid et PDP, entre autres), les syndicalistes qui actuellement font le beau et le mauvais temps à l'UGTT risquent (nous disons bien « risquent ») de voir d'un bon œil, c'est-à-dire avec opportunisme, une cohabitation durable avec les militants d'Ennahdha. Qui sait ! Une telle option pourrait en propulser quelques uns vers un siège au gouvernement ou un poste de décision et de pouvoir non négligeable. Et l'indépendance de l'UGTT alors ? Bof !, vous diront certains, on n'est pas à une transgression près de cet idéal !