Le soutien des Etats-uniens et de leurs alliés occidentaux et israéliens aux insurgés du Darfour suffit-il pour justifier, aux yeux des Arabes et des Musulmans, le silence assourdissant qu'ils observent à propos de ce drame ? Notre compassion pour les Palestiniens, qui est tout à fait compréhensible, nous dispense-t-elle du devoir de compassion pour les autres peuples qui souffrent, comme celui du Darfour ? La guerre civile au Darfour, région soudanaise majoritairement peuplée d'Arabes musulmans - il s'agit, en fait, de tribus arabisées et islamisées depuis des siècles -, a fait, depuis le printemps 2003, plus de 200 000 morts, civils pour la plupart, victimes d'attaques mais aussi de famine et de maladie, 2 millions de déplacés, 230 000 réfugiés au Tchad et en République centrafricaine. Face à un drame d'une telle ampleur, le «silence tue», a déclaré mardi dernier le président français Nicolas Sarkozy, à l'ouverture d'une réunion internationale à Paris consacrée au Darfour, déplorant la faible mobilisation de la communauté internationale en faveur des habitants de cette région aussi vaste que la France. Que dire alors du silence des Arabes et des Musulmans devant un drame dont les victimes - comme les agresseurs - sont pour leur majorité arabes et musulmans ? Activisme diplomatique sur le Darfour et immobilisme sur la Palestine Nous ne nous attarderons pas ici sur les causes de ce conflit qui se déroule encore dans l'Est du Soudan. Ces causes sont politiques, économiques et géostratégiques, puisqu'il s'agit d'une lutte pour le contrôle de ressources vitales convoitées par des puissances étrangères (pétrole, eau et terre), comme c'est souvent le cas dans les conflits en Afrique. Nous essayerons seulement de répondre aux questions suivantes : pourquoi ce conflit n'intéresse-t-il que très marginalement la presse et l'opinion publique dans le monde arabe et musulman ? Pourquoi les souffrances des gens du Darfour - qui sont, répétons-le, tout aussi arabes et musulmans que leurs agresseurs présumés, les miliciens janjawid -, inspirent-elles si peu - ou pas du tout - de compassion à la plupart des chroniqueurs arabes et musulmans ? La «communauté internationale», à travers le Conseil de sécurité de l'ONU, s'est beaucoup mobilisée pour le Darfour, qui a bénéficié, en trois ans, de pas moins de onze résolutions - la dernière en date est la 1706, du 31 août 2006, qui prévoit le transfert à l'ONU de la mission de paix confiée en 2004 à l'Union africaine -. En comparaison, la Palestine semble complètement oubliée. Cela a de quoi nourrir la suspicion des Arabes et des Musulmans, qui ne voient pas d'un bon œil l'activisme diplomatique de l'administration américaine et de ses alliés occidentaux sur le Darfour et leur quasi-immobilisme sur la Palestine, un problème autrement plus brûlant à leurs yeux. En annonçant, le 15 mars dernier, au cours d'une conférence conjointe avec son homologue israélienne Tzippi Livni - simple coïncidence ou clin d'œil volontaire ? -, que «de nouvelles options étaient à l'étude» contre le Soudan, qui «doit comprendre que la communauté internationale ne peut pas rester inactive alors que les gens souffrent», la secrétaire d'Etat américaine Condoleeza Rice n'a pas rendu la cause du Darfour particulièrement «sympathique» au regard des Arabes et des Musulmans, d'autant que la fermeté des Etats-uniens envers le Soudan, pays membre de la Ligue arabe et de l'Organisation de la Conférence islamique, n'a d'égale que leur complaisance à l'égard d'Israël. Comment expliquer, en effet, que ce soit la même puissance, les Etats-Unis, qui dénonce les atrocités commises par les milices proches du régime de Omar Al-Bachir et ferme les yeux sur celles d'Israël dans les territoires palestiniens ? Comment expliquer aussi que les Palestiniens restent sous occupation militaire depuis plusieurs décennies sans que la soi-disant «communauté internationale», souvent frappée d'impuissance par le veto des Etats-Unis, ne parvienne à faire appliquer par Israël les résolutions onusiennes le concernant ? Bruno Guigue, auteur de ''Proche-Orient : la guerre des mots'' (éd. L'Harmattan, Paris 2003) a avancé cette réponse: «Le Darfour cumule trois avantages de nature à susciter un réflexe compassionnel outre-Atlantique: il est géographiquement éloigné (exotisme propice à l'épanchement), son malheur est étranger à toute influence américaine (bonne conscience garantie), il est victime de la cruauté supposée du monde arabo-musulman (confort idéologique assuré).»
Entre les «idiots utiles» et les parfaits cyniques
La cause du Darfour est défendue, aujourd'hui, par quelques «idiots utiles», comme les stars George Clooney, Angelina Jolie et Julien Clerc, et de parfaits cyniques comme le musée de l'Holocauste à New York, les diverses associations juives, de loin les plus actives, et les milieux chrétiens évangélistes, aux Etats-Unis, et, en France, Bernard Kouchner, récemment nommé ministre des Affaires étrangères, l'écrivain Bernard-Henry Lévy, toujours prompt à traquer «l'islamo-fascisme» partout où il imagine le trouver, quitte à dénaturer les faits et à tordre le coup à la vérité, ainsi que les activistes du collectif «Urgence Darfour», intellectuels francs-maçons, chrétiens et juifs, tous animés des mêmes réflexes anti-arabes et anti-musulmans. L'indignation sélective de toutes ces gens, qui établit une différence entre les «bonnes victimes» au Darfour et les «mauvaises victimes» en Palestine, ne sert pas la cause du Darfour dans le monde arabe et musulman. Elle permet surtout au gouvernement de Khartoum d'invoquer la solidarité arabe contre l'ingérence occidentale et à stigmatiser la politique des «deux poids, deux mesures». Le drame du Darfour n'est donc pas le seul sur la planète. Les Irakiens, Palestiniens, Afghans et autres Tchétchènes vivent des drames similaires. Mais est-ce une raison pour ne pas lui accorder l'attention qu'il mérite ? La compassion pour les Palestiniens, qui est compréhensible, nous dispense-t-elle du devoir de compassion pour les autres peuples qui souffrent ? De même, le soutien des Etats-uniens et de leurs alliés occidentaux et israéliens au Darfour suffit-il à justifier, aux yeux des Arabes et des Musulmans, le silence assourdissant qu'ils observent face à ce drame ? Peut-on critiquer l'indignation sélective et la politique des «deux poids, deux mesures» chez les Américains, les Européens et les autres et la pratiquer nous-mêmes en retour ? Non, bien sûr, le drame du Darfour mérite qu'on en parle plus souvent dans nos médias arabes. Pour appeler le gouvernement soudanais à mettre fin aux attaques des milices contre les populations civiles et à poursuivre les agresseurs. Et non seulement, comme certains de nos médias le font aujourd'hui, pour dénoncer l'acharnement des puissances occidentales sur le régime de Khartoum ou pour dénoncer leurs desseins stratégiques cachés dans cette région qui regorge de ressources naturelles. C'est là, pour nous, un devoir à la fois politique, moral et intellectuel.